Lorsque le médecin a substitué à la plainte du malade et à sa représentation subjective des causes de son mal, ce que la rationalité contraint de reconnaître comme la vérité de sa maladie, le médecin n'a pas pour autant réduit la subjectivité du malade. Il lui a permis une possession de son mal différente. Et s'il n'a cherché à l'en déposséder, en lui affirmant qu'il n'est atteint d'aucune maladie, il n'a pas toujours réussi à le déposséder de sa croyance en lui-même malade, et parfois même de sa complaisance en lui-même malade. En bref, il est impossible d'annuler dans l'objectivité du savoir médical la subjectivité de l'expérience vécue du malade. Ce n'est donc pas dans cette impuissance qu'il faut chercher la défaillance caractéristique de l'exercice de la médecine. Elle a lieu dans l'oubli, en son sens freudien, du pouvoir de dédoublement propre au médecin qui lui permettrait de se projeter lui-même dans la situation de malade, l'objectivité de son savoir étant non pas répudiée mais mise en réserve. Car il revient au médecin de se représenter qu'il est un malade potentiel et qu'il n'est pas mieux assuré que ne le sont ses malades de réussir, le cas échéant, à substituer ses connaissances à son angoisse'." Georges Canguilhem
La relation médecin-patient a traditionnellement suivi ce que l'on pourrait nommer le «modèle paternaliste». Dans ce modèle, le médecin est persuadé de savoir et d'être objectif. Il se voit comme le gardien de l'intérêt du patient. Il prend les décisions pour lui, en respectant simplement un principe de bienfaisance. Le principe de bienfaisance pourrait être explicité comme étant :
Le serment d'Hippocrate inclut d'ailleurs à ce propos le surtout ne pas nuire (en latin primum non nocere). Le patient est perçu dans le modèle paternaliste comme n'étant plus une personne raisonnable, capable de décider pour elle-même de la manière dont elle veut vivre ou mourir. Le médecin se positionne comme étant celui qui a le savoir. Le médecin est un expert et, pour sa part, le patient est dans l'ignorance. Tout ce que le patient peut faire est d'acquiescer au modèle thérapeutique du médecin et sa liberté se limite alors à pouvoir changer de médecin traitant.
C'est en réaction aux expérimentations cliniques menées par les nazis sur des prisonniers, qu'apparait en 1947 dans le code de Nuremberg la notion de consentement éclairé du malade. Depuis la majorité des pays occidentaux passe progressivement de ce modèle paternaliste à un nouveau paradigme que l'on pourrait nommer «modèle délibératif». C'est par exemple le cas en Belgique avec la loi sur les droits des patients qui introduit la notion de contrat thérapeutique.
Le rapport patient-médecin est un exemple caractéristique de la manière dont les cultures occidentales gèrent les rapport entre science et démocratie. En effet alors que les avatars de la technologie envahissent de plus en plus notre contemporain et modifient indubitablement notre relation aux autres ou notre façon de nous ressentir humain, c'est toujours par l'intermédiaire du médical que le citoyen lambda se trouve le plus intimement confronté avec la science.
H.T. Engelhardt a par exemple étudié comment le débat bioéthique pouvait s'inscrire dans l'éthique de la discussion de Jürgen Habermas. Habermas cherche à créer une éthique de la discussion dans l'espoir d'étouffer la violence, puisque si je peux parler avec l'autre c'est que j'ai déjà une rationalité commune avec lui. L'objectif n'est donc pas d'arriver à un consensus mais bien à une rationalité commune. On trouve en arrière fond de la conception d'Habermas l'idée que le savoir est émancipateur et que discuter permet de se libérer de l'opinion (la doxa des grecs anciens). La télévision, par exemple, fait passer des idées sans avancer les règles du jeu de leur énonciation. De ce fait, la télévision fait preuve d'une violence symbolique, pour utiliser un concept de Pierre Bourdieu. L'éthique de la discussion a pour objectif de supprimer cette violence symbolique par le biais de la discussion.
Pour H.T. Engelhardt les questions bioéthique sont fondamentalement des problèmes démocratiques. L'objectif là non plus n'est pas d'aboutir à un consensus, mais à un accord ici et maintenant. Néanmoins, dans une culture sécularisée où la science est toute-puissante et pousse les autres domaines de la connaissance comme l'art ou à la religion à la portion congrue, il semble évident que les experts scientifiques (ceux qui savent) décident pour la masse populaire (ceux qui ignorent). Il nous paraît important de se demander si nous ne sommes pas là en face d'une dérive qui met à mal le fondement même de la démocratie?