Entre 1950 et 1959, une équipe dirigée par H. M. Finlayson réalise des campagnes de relevés hydrologiques sur les rivières Nottaway, Broadback et Rupert — connues collectivement sous l'abréviation NBR —, pour le compte de la Shawinigan Water and Power Company. Parmi les scénarios envisagés par les ingénieurs de la Shawinigan figurait la possibilité de détourner des eaux qui se jettent dans la baie James, vers le Saint-Maurice et le bassin hydrographique du Saint-Laurent.
En nationalisant la Shawinigan en 1963, l'entreprise publique Hydro-Québec devient l'employeur de Finlayson et hérite de ses études préliminaires sur le potentiel hydroélectrique des rivières de la baie James. Cependant, les projets de développement hydroélectrique des chutes Churchill, au Labrador, et de la rivière Manicouagan, sur la Côte-Nord, s’avérant plus faciles à réaliser à moyen terme, la société d'État ne consacre que peu de ressources au développement des rivières du Nord du Québec. En 1965, Hydro-Québec reprend le programme d'exploration des rivières du nord et les relevés hydrographiques dans les régions situées entre les 52e et 55e parallèles. L'entreprise intensifie les travaux du côté de La Grande Rivière et de la rivière Eastmain à compter de 1967. Des dizaines, puis des centaines d'hommes se succèdent sur le terrain, déposés au milieu de la taïga en hydravions et en hélicoptères, pour effectuer des relevés géodésiques et des études géologiques qui détermineront les sites propices au développement de centrales hydroélectriques sur le territoire.
Mais vers la fin de l'année, Hydro-Québec doit réduire ses activités d'exploration en raison d'une réduction générale des budgets de l'entreprise. Malgré le caractère sporadique des campagnes d'exploration menées entre 1968 et 1970, Hydro-Québec poursuit le travail d'analyse, puisqu'elle dispose déjà d'un grand nombre de données montrant le potentiel de développement.
Le 16 décembre 1969, le député Robert Bourassa rencontre le président d'Hydro-Québec, Roland Giroux. Au terme de long déjeuner au Café du Parlement, Bourassa devient convaincu que le projet est « une chose probable et souhaitable » et utilise cet argument pour convaincre les militants du Parti libéral du Québec de l'élire comme chef de parti en janvier 1970. Il fait ensuite du développement hydroélectrique en général, et de la Baie-James en particulier, un des principaux thèmes de sa carrière politique. Arrivé au pouvoir à la faveur de l'élection générale de 1970, il place le développement de la Baie-James parmi ses priorités.
Pour Robert Bourassa, le développement du projet de la Baie James répond à deux priorités. Dans L'énergie du Nord, un essai publié en 1985, Bourassa soutient que « le développement économique du Québec repose sur la mise en valeur de ses richesses naturelles ». Par ailleurs, Bourassa estimait en 1969 que la demande dépasserait l'offre par 11 000 mégawatts dès 1983, rejoignant les prévisions faites à l'époque par Hydro-Québec.
Six mois à peine après son élection, Bourassa commence à travailler les détails du projet avec son conseiller, le financier Paul Desrochers. Les deux hommes rencontrent secrètement Roland Giroux et Robert A. Boyd pour faire le point en septembre 1970. Au milieu de la crise d'Octobre, Bourassa quitte même le Québec pour se rendre à New York, pour convenir des modalités de financement d'un projet évalué à l'époque à entre 5 et 6 milliards de dollars.
Bourassa saisit le Conseil des ministres de son plan en mars 1971 et précise qu'il favorise l'engagement de la firme américaine d'ingénieurs Bechtel pour coordonner les travaux. On choisit le 30 avril 1971, date du premier anniversaire du retour au pouvoir des libéraux, pour faire l'annonce devant un rassemblement 5 000 militants du Parti libéral du Québec au Petit Colisée de Québec. Selon des journalistes témoins de la scène, son discours se termine dans un enthousiasme indescriptible, quand il lance : « Il ne sera pas dit que nous vivrons pauvrement sur une terre aussi riche ».
Dans une entrevue qu'il accordait au quotidien montréalais La Presse en 1979, Bourassa résume ses objectifs :
« Il faut se rappeler du contexte de l'époque. [...] Il ne s'agissait pas seulement de mettre le Québec à l'abri d'une pénurie d'énergie au début des années 80, mais aussi, de la mise en route d'un projet qui allait nous permettre de tenir la promesse que nous avions faite de créer 100 000 emplois. Et, surtout, d'offrir aux Québécois traumatisés par la crise d'octobre un nouveau sujet de fierté et d'enthousiasme collectif. Une nouvelle raison d'avoir confiance... »
Tout de suite après l'annonce, des voix s'élèvent contre le développement du projet. Depuis plusieurs années, un lobby favorisant le développement de l'énergie nucléaire est actif à l'intérieur d'Hydro-Québec, lobby qui s'était exprimé au moment de la décision d'investir dans le projet de la chute Churchill, au Labrador. Plusieurs porte-paroles du Parti québécois, notamment le député Guy Joron et le conseiller économique Jacques Parizeau prêtent leur voix à cette opposition. Dans une entrevue qu'il accorde au Devoir, l'économiste, qui sera plus tard premier ministre du Québec, se fait ironique. « Ce n'est pas parce qu'il y a une rivière canadienne-française et catholique qu'il faut absolument mettre un barrage dessus ».
Les grands patrons d'Hydro-Québec — dont le président Roland Giroux et les commissaires Yvon De Guise et Robert A. Boyd — sont cependant solidement derrière le projet de développement d'un complexe hydroélectrique dans le Nord du Québec. Le financier Giroux soutient que les bailleurs de fonds internationaux « sont encore très méfiants vis-à-vis du nucléaire. Si on leur apporte un bon projet hydroélectrique, et celui de la Baie-James en est un, ils vont vite montrer où va leur préférence ». L'ingénieur Boyd invoque l'incertitude qui plane déjà à cette époque sur l'énergie nucléaire, recommande de maintenir une certaine expertise dans ce domaine mais soutient qu'il faut « repousser cette échéance le plus loin possible ».
Bourassa reçoit un appui inattendu lors d'une rencontre avec le Président du conseil des ministres de l'URSS, Alexis Kossyguine. De passage à Montréal le 20 octobre 1971, le leader soviétique donne raison au chef du gouvernement québécois :
« Tant que vous aurez des ressources électriques importantes potentiellement disponibles, efforcez-vous de les mettre en valeur plutôt que de construire des centrales nucléaires en lesquelles moi, pour ma part, je n'ai pas pleinement confiance et que nous construisons en URSS parce que nous n'avons vraiment plus de rivières valables à harnacher. »
Les partisans de l'énergie nucléaire prêchaient toutefois dans le désert. « Il faut noter qu'en décembre 1969, des études avaient déjà confirmé sans l'ombre d'un doute que le développement hydroélectrique était plus économique que la filière nucléaire », dira Bourassa dans L'Énergie du Nord.
Le 23 juin 1971, le gouvernement dépose un projet de loi créant la Société de développement de la Baie James, dont le mandat initial est « de réaliser le développement intégré du territoire de la Baie ; pour se faire, elle devait se doter de filiales dans les secteurs hydraulique, minier, forestier, touristique, etc. », inspiré du modèle de la Tennessee Valley Authority, créée par le président américain Franklin Delano Roosevelt durant la Grande Dépression. Dans un ouvrage qu'il publie lors de la campagne électorale de 1973, M. Bourassa écrit que la Baie James serait « pour le Québec le fer de lance de sa nouvelle économie et de la place qu'il doit occuper dans la Confédération canadienne et en Amérique du Nord ».
Robert Bourassa est fermement convaincu d'accorder la maîtrise d'œuvre à l'entreprise privée, réservant à Hydro-Québec un rôle minoritaire dans l'entreprise. Le premier ministre se méfie de la puissante société d'État, qui est devenue, dans les années 1960, la principale entreprise du Québec. L'historien Paul-André Linteau écrit qu'à cette époque, Hydro-Québec « prend l'allure d'un "État dans l'État" ».
Refusant d'être reléguée au second rang. la haute direction d'Hydro entreprend un lobby auprès des décideurs politiques et des éditorialistes. Giroux affirme que la présence de la société d'État est nécessaire pour obtenir la confiance des marchés financiers. Ses efforts portent fruit lorsque le chef de l'Union nationale, Jean-Jacques Bertrand, le péquiste Camille Laurin et le directeur du Devoir, Claude Ryan, questionnent le gouvernement sur la « nécessité de créer "une deuxième Hydro" pour développer les rivières du Nord ».
Au terme d'un débat houleux, l'Assemblée nationale du Québec adopte la loi 50 le 14 juillet 1971, jour du 38e anniversaire de naissance du premier ministre. La loi créée la Société de développement de la Baie-James (SDBJ), qui sera chargée du développement du territoire de 350 000 km² situé entre les 49e et 55e parallèles. Le premier ministre et ses conseillers, Paul Desrochers et le ministre de l'Éducation, l'ingénieur Guy Saint-Pierre, ont toutefois dû consentir à des amendements accordant une participation majoritaire d'Hydro-Québec au capital de ce qui devait être une filiale de la SDBJ chargée de développer le potentiel hydro-électrique de la Grande Rivière.
Ce partage des tâches est cependant loin de satisfaire la direction d'Hydro-Québec. Dans une atmosphère d'intrigue, le premier ministre confie la présidence de la SDBJ à un administrateur du domaine de l'assurance, Pierre A. Nadeau, en septembre 1971. Roland Giroux représentera Hydro-Québec au sein du conseil d'administration de cinq membres, composé principalement de financiers. Mais les choses avancement lentement. Le 21 décembre 1971, la Société d'énergie de la Baie James (SEBJ) est créée et obtient la responsabilité de l'ingénierie et de la construction des ouvrages hydroélectriques eux-mêmes (centrales et barrages). Hydro-Québec sera l'actionnaire majoritaire de la société
La divergence entre Nadeau et Giroux porte notamment sur la gérance du projet : Nadeau souhaite confier la gérance à l'un des deux consortiums de firmes d'ingénieurs-conseils qui ont offert leurs services. Or, les offres de consortiums dirigés par Surveyer, Nenniger et Chênevert (SNC) et Asselin, Benoît, Boucher, Ducharme et Lapointe (ABBDL) laissent peu de place à Hydro-Québec. Par la voix de Boyd, Hydro-Québec soutient qu'elle doit conserver la maîtrise d'œuvre et qu'elle s'associera à des entreprises qui ont de l'expérience dans la gestion de chantiers majeurs, comme l'américaine Bechtel, dont le travail a été apprécié dans le cadre de la construction du projet des chutes Churchill.
La guerre larvée pour le contrôle du projet conduira au départ du président de la SDBJ et à l'arrivée de l'ingénieur Robert Boyd d'Hydro-Québec à la présidence de la SEBJ, au cours de l'été 1972. La victoire d'Hydro-Québec sera totale : elle souscrit 700 millions de dollars au capital de la SEBJ et le gouvernement amende la loi constitutive de la société pour limiter le capital souscrit à ce montant, ce qui rend la SEBJ une filiale à propriété exclusive d'Hydro-Québec.
Reste à prendre la décision de choisir la rivière qui sera développée en premier : NBR ou La Grande. En octobre 1970, Hydro-Québec confie à deux firmes d'ingénieurs, Rousseau, Sauvé, Warren (RSW) et Asselin, Benoît, Boucher, Ducharme et Lapointe (ABBDL) le mandat de proposer une solution. Six mois plus tard, c'est l'impasse. Bien que les deux rapports concurrents concluent à la faisabilité des deux projets, ils ne s'entendent pas sur lequel est préférable. Sous l'impulsion de l'ingénieur François Rousseau, RSW propose La Grande et ABBDL se prononce en faveur des rivières plus au sud. De nouvelles études réalisées en 1971 écarteront toutefois le projet NBR, en raison de la nature des sols argileux de cette région qui posaient des difficultés techniques.
Le choix de la rivière La Grande est annoncé en mai 1972. Il comprend la construction de quatre centrales sur la Grande Rivière et la dérivation des rivières Caniapiscau, Opinaca et Eastmain vers le bassin versant de la Grande Rivière, doublant ainsi son débit à l’embouchure.
Des études d'optimisation précisent le schéma d'aménagement en janvier 1974. Le projet, tel que défini à l'époque, comprend un bassin versant total de 177 430 km2 et comprend quatre centrales d'une puissance totale de 10 190 MW et produira 67,8 TWh d'énergie à un facteur d'utilisation prévu de 80 %.
Au cours des années suivantes, certaines considérations modifieront la configuration du complexe. Ainsi, Hydro-Québec constate que les besoins en puissance croissent plus rapidement que les besoins en énergie, ce qui amènera le promoteur à modifier ses plans pour relever la cote de LG-3 et construire le suréquipement de LG-3 et LG-4 dès la phase initiale. L'emplacement choisi pour la centrale La Grande 1 sera également déplacé du kilomètre 71 au kilomètre 37, en raison de contraintes environnementales et on envisage le développement ultérieur du potentiel du réservoir Caniapiscau, où pourraient être construites deux centrales supplémentaires.
La configuration du projet prend sa forme définitive à compter de 1978. C'est à cette date que le complexe est scindé en deux phases : une première phase avec trois centrales seulement. La construction d'une seconde phase, dont la réalisation dépendra des besoins futurs d'Hydro-Québec, comprend le suréquipement de LG-2, LG-1, deux centrales sur la rivière Laforge, une autre à l'embouchure du réservoir Caniapiscau et une dernière sur la rivière Eastmain, en amont du détournement.
Bien que les Cris du Québec utilisaient la région pour la chasse, la pêche et le piégeage, aucune route d'accès permanente n’existait avant 1971 ; les voies d'accès existantes prenaient fin à Matagami et à Chibougamau. L’opposition initiale au projet était vive chez les 5 000 Cris de la Baie-James, les 3 500 Inuits du Nord du Québec et certains groupes de conservation de la nature qui affirmaient que le gouvernement du Québec n’avait pas respecté son engagement de 1912 de s’entendre gré à gré avec les autochtones de la région et que le projet hydroélectrique détruirait leurs territoires traditionnels de chasse, de pêche et de piégeage. De plus, les Cris et les Inuits n’avaient pas été informés de la nature du projet avant le début des travaux de construction de la route de la Baie-James, à l'été de 1971.
Après des négociations difficiles, ponctuées de plusieurs requêtes devant les tribunaux, les gouvernements du Canada et du Québec et les représentants des Cris et des Inuits du Québec se sont entendus en novembre 1975 sur la Convention de la Baie-James et du Nord québécois. La Convention accordait aux Cris et aux Inuits des droits exclusifs de chasse et de pêche sur des territoires d’une superficie totale d’environ 170 000 km² ainsi que des compensations financières à court et à moyen termes d’environ 225 millions CAD. En contrepartie, le gouvernement du Québec obtenait le droit de développer les ressources hydrauliques, minérales et forestières du Nord du Québec. La future centrale La Grande-1 devait aussi être construite plus loin que prévu du village cri de Fort George.
La Convention prévoyait aussi un suivi environnemental très serré de tous les aspects du projet, allant de la construction des réservoirs et des routes à l'installation des lignes de transmission à haute tension, et prévoyait la mise sur pied d’un processus d’évaluation environnementale pour tout futur projet dans la région. La convention précise, toutefois, que les Cris et les Inuits ne sauront s’opposer à un futur projet hydroélectrique en raison de ses impacts sociaux.
Estimation de 1972 | Estimation de 1974 | Estimation de base (1976) | Estimation La Grande Phase 1 (1978) | Estimation La Grande Phase 1 (1981) | Coût Final (1987) | |
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Puissance installée | 8 330 MW | 10 340 MW | 10 190 MW | 10 282 MW | 10 282 MW | 10 282 MW |
Production annuelle | 58,0 TWh | 59,0 TWh | 67,8 TWh | 62,2 TWh | 62,2 TWh | 62,2 TWh |
Mise en service | 1980-1984 | 1980-1985 | 1980-1985 | 1979-1985 | 1979-1985 | 1979-1985 |
Aménagements hydroélectriques (en milliards CAD) | 4,3 | 8,7 | 12,0 | 11,3 | 10,8 | 10,6 |
Réseau de transport (en milliards CAD) | 1,5 | 3,2 | 4,1 | 3,8 | 3,8 | 3,1 |
Coûts totaux (en milliards CAD) | 5,8 | 11,9 | 16,1 | 15,1 | 14,6 | 13,7 |
Paramètres des prévisions | ||||||
Période | 1972-1985 | 1974-1985 | 1977-1985 | 1978-1985 | 1982-1985 | 1982-1985 |
Taux d'inflation | 4,0 % | 7,0 % | 8,0 % | 8,4 % | 9,7 % | |
Taux d'intérêt | 8,0 % | 10,0 % | 10,0 % | 10,0 % | 13,0 % | 13,0 % |