Le vieux pont des Tourelles, pont médiéval assurant l'unique franchissement de la Loire, était parvenu à un tel état de fatigue que, en dépit des travaux de consolidation effectués par Robert Pitrou en 1746, il était devenu clair qu'il ne survivrait plus longtemps et que la construction d'un nouveau pont s'avérait désormais indispensable. Ce même Pitrou, alors inspecteur général, en fut chargé, mais le projet qu'il présenta le 18 mai 1749 à l'assemblée des Ponts et Chaussées présidée par Daniel-Charles Trudaine, souleva des objections et ne fut pas suivi. Pitrou mourut peu de temps après, le 13 janvier 1750.
Pour le remplacer, le roi désigna Jean Hupeau. Celui-ci établit un projet qui plaçait le pont en face de la rue de Recouvrance, c'est-à-dire nettement en aval du pont projeté par Pitrou. Cet emplacement ayant été jugé trop éloigné du centre de la ville, Hupeau transforma son projet ; il déplaça son pont vers l'amont, le situant seulement à 80 mètres en aval du vieux pont. II présenta, le 24 janvier 1751, ses dessins définitifs à l'assemblée des Ponts-et-Chaussées. L'adjudication des travaux à Jean Chopine pour la somme de 2 084 000 livres, eut lieu le 29 mars 1751. C'est l’ingénieur Robert Soyer qui fut chargé de diriger les travaux sous la haute autorité de Hupeau.
Les manuscrits de Robert Soyer publiés par la Société des amis des musées d'Orléans dans l’ouvrage « Grand Livre du pont Royal » permettent de suivre l’évolution du chantier, son organisation humaine et les moyens employés.
Les travaux préparatoires et à la construction des fondations de la pile 1 commencent en 1751. Après avoir dressé l’alignement de l’ouvrage, la construction du batardeau de la pile 1, du côté nord, est entreprise le 2 juin. Celui-ci est constitué d'un double rideau de palplanches en bois entre lesquelles est déversée et compactée de la terre argileuse qui fait étanchéité. Des pieux de 19 pieds de longueur sont d'abord battus, grâce à des sonnettes à tiraudes, puis des palplanches sont battues alternativement jusqu'à la hauteur des pieux, environ 6 pieds au-dessus de l'étiage. Dès le 20, de la terre a été amenée en tombereaux. La terre prise près la maison du Préfet de Troyes se roulait à la brouette jusqu'à la rivière à 220 toises de distance, d'où elle descendait en bateau et se déchargeait dans le coffre du batardeau constitué par les deux rideaux de palplanches.
Le 23 juillet, un chapelet incliné mû par le courant est activé, mais l'effet est presque nul en raison du faible débit de la Loire qui était très basse. Le nombre de chapelets à bras est alors augmenté et porté jusqu'à 13, et l'eau put être abaissée à 3 pieds 9' au-dessous de son niveau.
Le 31, les travaux reprennent avec 18 chapelets et le moulin. La difficulté à faire baisser l'eau fait penser que la branche du côté amont n'avait pas été draguée. Les ingénieurs ne disposaient pas encore d’une drague pour l'enlèvement des sables qui n’allait être inventée que l’année suivante. Il est alors décidé de faire le long de cette branche un petit contre-bâtardeau, et un demi-bâtardeau du côté du quai, mais la situation n'est guère améliorée.
Il est alors décidé d’augmenter le nombre des chapelets et de diminuer leur longueur en faisant passer l'auge de dégorgement à travers le batardeau à 1 pied 1/2 au-dessus de l'étiage seulement. Ces chapelets courts sont percés à 6 pouces au lieu de 5 pouces de diamètre, et donnent beaucoup plus d'eau, ces chapelets permettant d’évacuer par heure 800 pieds cubes.
Le premier pieu de la culée est battu le 17 août. Le mouton pèse 750 livres, et est levé par 24 hommes. Le battage est achevé le 4 septembre. Le 7 septembre à 11h est posée la première pierre.
L’année 1752 est consacrée à la réalisation des piles 2, 3 et 4 avec de grandes difficultés pour venir à bout de l’eau envahissante et pouvoir battre et recéper (découpe du sommet) les pieux au sec. Le 8 juillet, le chapelet incliné commence à épuiser l’eau, avec plus d’efficacité que l'année précédente, l'eau ayant plus de débit. Toutefois des infiltrations apparaissent dans le puisard où il avait d'abord été établi, il est donc tourné de l'autre côté. Le 11, l'épuisement est arrêté, l'eau n’ayant pu être baissée qu'à 4 pieds sous l'étiage, ou 5 pieds, sous son niveau actuel, avec 23 chapelets à bras, et le moulin, pour faire un petit batardeau de refend. Le 23 juillet, reprend l'épuisement avec 23 chapelets, 2 chapelets à godet, le moulin, et un chapelet de la machine à cheval. Le 25, on fait atteler les 2 chapelets de cette machine avec 8 chevaux.
Du 26 juillet au 4 août, le battage de la deuxième pile est réalisé avec 4 sonnetiers. Plusieurs de ces pieux du côté de l'avant-bec ne peuvent être mis au refus, n'ayant été enfoncés que de 16 pieds 4 pouces. On en rebat dès lors 19, de 25 à 28 pieds de longueur, dans les intervalles. Les équipes affectées au service du mouton sont doublées pour battre sans interruption et gagner du temps. Sept volées de 25 coups durent 11 minutes, soit une cadence double par rapport à un travail ordinaire qui n'est que de 20 volées par heure.
Les épuisements pour la fondation de cette seconde pile sont difficiles, plusieurs sources étant apparues au fond. On enveloppe alors la pile d'un petit batardeau, qu'on épuise avec un très grand nombre de « baqueteurs » avec des seaux. De petits batardeaux sont également réalisés autour des pieux à l’aide de sacs de grosse toile de 3 pieds environ de longueur sur autant de circonférence remplis de terre grasse. Deux ou trois écopes suffisent alors pour que le charpentier puisse travailler au sec. Les pieux peuvent être recépés (à 7 pouces 1/2 sous l'étiage). De même la maçonnerie peut être élevée aux deux bouts de la pile, ce qui permet de travailler plus tôt le matin, l’eau à épuiser étant moins importante.
À la mi-août, le débit de la source du milieu de la pile augmente soudainement. Il reste peu pour terminer les travaux de fondation de la pile, mais l'eau est si abondante qu'il faut tripler le travail des hommes dont on ne peut pas augmenter le nombre. C'est le 29 qu'il faut faire le plus d'efforts à l'occasion du recépage des pieux du milieu et de la fin de la pose du grillage. L'emplacement est couvert de baqueteurs (environ 150) entre lesquels on aperçoit à peine les charpentiers qui travaillent à leurs pieds.
Le battage des pieux des fondations des piles 3 et 4 se poursuit jusqu’à la fin de 1752, en luttant toujours autant contre les importantes arrivées d’eau.
Une brèche ayant été laissée dans les 5e et 6e piles et ayant occasionné le creusement d’un petit canal, les travaux de comblement ne peuvent être réalisés qu'à partir du 13 juin. Les pieux d'échafaudage au-dessus de l'emplacement de la 5e pile sont ensuite battus. Cet échafaudage est composé de six files de pieux de 9 à 10 pieds (3,25 m), espacés de 7 pouces (0,20 m), et chaque file coiffée de virures (ou bordages de bateau) en sapin. Les chapelets à sable roulent sur ces virures.
Le battage est rémunéré à la tâche : les pieux sont payés 35 sols chacun, à raison de 8 à 9 par jour et les palplanches de 18 à 20 pieds (6,5 mètres), 20 sols pièce.
Le batardeau de la culée côté faubourg, au sud de la Loire, est réalisé de juillet à septembre, puis le sable est dragué à l’aide d’un chapelet à sable pour approfondir l’intérieur. Parallèlement les pieux de la pile 6 sont battus, puis recépés à 5 pieds 3 pouces (1,71 mètres) sous l’étiage.
Les batardeaux des piles 7 et 8 posent plus de difficultés pour atteindre le sol dur. Il est alors nécessaire d’allonger les pieux par des entures, des éléments en bois d’environ 12 pieds de longueur mis bout à bout avec l’élément précédent et joints avec une frette en fer. Ainsi pour la pile 7, au lieu de descendre à 20 pieds (6,50 mètres) sous l’étiage, on descend à 60 (19,49 mètres), et pour la pile 8 à 42 (13,64 mètres) au lieu de 18 (5,85 mètres).
L’empierrement de la pile 5 commence en août, suivi de celui de la pile 8 en septembre. La pierre est extraite à 80 toises (156 mètres) de distance et est transportée à dos d’homme dans des hottes, du type de celles utilisées pour les vendanges. Un manœuvre met sept minutes à chaque voyage. Il porte 100 hottes par jour, sur la base de 600 hottes la toise cube (7,4 mètres cubes).
Les pieux du mur de quai sud et de la culée sont battus en fin d’année. Sur la culée il y a 4 sonnettes et 3 sur les murs de quai. Les premières comportent 24 tireurs et la volée de 25 coups de mouton est payée 3 deniers au sonnetier plus 30 sols à chaque tireur pour chaque pieu ou enture mis en fiche. Une sonnette à 18 tireurs est utilisée sur le mur de quai, rémunérée seulement 2,3 sols la volée, et 20 sols par ouvrier et par pieu.
Les batardeaux des piles 5 et 6 sont arrachés en fin d’année.
Les travaux de battage de pieux des piles 7 et 8 reprennent en juin. De même est entrepris le percement de la rue Royale.
Un atelier de vingt hommes est affecté au déblai de la rue : douze conduisent trois camions prismatiques et huit sont affectés au chargement. Ils font 60 voyages chacun par jour à 150 toises de distance. Le voyage était payé 18,3 sols et produisait 10 pieds cubes de terre, évaluée 8 pieds de déblais ; ainsi la toise cube de déblai coûtait 4,1 livres. Chaque camion parcourait par jour 18 000 toises de chemin.
Les pieux des piles 7 et 8 sont battus en août. Trois sonnettes sont alors actives sur la pile 7 et en même temps deux sur la pile 8. Le 27 août une crue augmente la difficulté. Une soixantaine d’hommes est mise au baquetage pour enlever l’eau, puis 90 quelques jours après. La pose de la pierre est entreprise sur ces piles en septembre. Le même charriage des pierres à dos d’hommes dans des hottes est entrepris, à l’instar des autres piles.
Dès le mois de mars la préparation puis le montage du cintre des arches 1 et 2 est entreprise. Une épure de l’arche est établie dans le clos des Augustins, non loin du chantier. Le cintre de l’arche 1, côté ville, est construit entre le 11 avril, date du levage de la première ferme, et le 22, soit onze jours de travail. Au mois de juin est installé une grue en bois au milieu et sur le dessus de ce cintre, non sans difficultés du fait de la grande hauteur à laquelle il fallait lever les éléments la constituant.
Robert Soyer décrit précisément la manœuvre du levage des cintres. « À l'égard des moises pour les monter, et les faire en même temps couler, on fait le battement du cordage au bout le plus éloigné et on bride le cordage en plusieurs points qu'on lâche successivement quand le bout est porté sur la ferme. C'est ce que les ouvriers nomment videboquet. ».
La construction de la voûte peut ensuite être entreprise. Le cintre est d’abord chargé le 13 juin de voussoirs en pierre en son milieu, pour l'empêcher de se relever, lorsque des pierres seraient posées aux extrémités. Le 8 juillet, il ne reste plus que 17 pieds à fermer. Le décintrement de l’arche 1 commence le 30 juillet avec 12 charpentiers. Elle a baissé de 5,9 pouces sur le cintre depuis qu’elle est fermée et le cintre de 16,5 pouces.
On ôte d'abord les couchis de la clef, et les suivants de deux en deux jusqu'aux aiguilles des jambes de force, ensuite sont enlevés les autres couchis. Le 31, le tout est décintré. La voûte est si peu soutenue par le cintre, qu'elle ne subit finalement aucun tassement lors du décintrement.
La construction des arches 2 et 3 commence en parallèle cette même année 1755. Elles sont terminées ainsi que la quatrième arche en 1756.
![]() Dispositif permettant le ragrément des voûtes | ![]() Sonnette à tiraudes. Engin utilisé pour enfoncer les pieux par battage d’un mouton | Chapelet à sable permettant de draguer le fond du fleuve |
L’année 1757 commence mal. Le thermomètre descend à -10°C le 5 janvier et la rivière est prise. La débâcle n’intervient que le 21, mais aucun dégât n’est à déplorer. Les cintres des arches 5 à 6 sont progressivement levés. Une crue intervient le 6 juin, emportant le pont de service et la grue. Une nouvelle grue arrive alors de La Charité-sur-Loire et met 40 heures pour parcourir la distance jusqu’à Orléans. L’arche 7 est construite en août.
Le 20 avril 1758, Christophe-Gabriel Allegrain, sculpteur du roi, commence le cartouche qui décore la clé de l’arche du milieu et termine la sculpture le 26 août. De mai à novembre sont réalisées presque entièrement les arches 8 et 9, côté faubourg. Les travaux de construction de la voûte vont se poursuivre en 1759 pour s’achever formellement le 1er décembre 1759 sur la 8e pile.
L’intérieur du pont est comblé en 1760, de même que des travaux annexes sont réalisés. Le passage est finalement ouvert au public en juillet 1760. La destruction de l’ancien pont des Tourelles est également entreprise cette année.
Madame de Pompadour, se rendant à son château de Menars, près de Blois, est la première à l’emprunter. On connaît l'épigramme que fit naître à Orléans cet évènement :
« Censeurs de notre pont, vous dont l’importance
va jusqu’à la témérité,
Hupeau par un seul fait vous réduit au silence :
Bien solide est son pont, ce jour il a porté
Le plus lourd fardeau de la France. »
Le 1er mai 1761 commence le ragrément et le rejointoiement du bandeau de la 9e arche. Le mur de quai du côté des Capucins est arasé. Le 27 juillet est entrepris le battage des pieux de la digue à construire parallèlement et à l’aval du pont. Le terrain s’avère difficile à draguer avec la machine du chapelet à sable à hottes du sieur de Lonce, pourtant plus perfectionnée que la machine à sable à bras utilisée pour draguer les batardeaux.
La démolition du pont des Tourelles est poursuivie au mois d’août, lors de l’étiage, mais ne sera achevée qu’en 1762, comme d’ailleurs la digue.
Alors qu’il a dirigé les travaux pendant les dix ans qu’ont duré la construction de l’ouvrage, Jean Hupeau meurt le 10 mars 1763. C'est son successeur, Jean-Rodolphe Perronet, accompagné de Soyer, qui prononce la réception le 17 octobre 1763 et les jours suivants. Une augmentation de 586 856 livres 13 sous est enregistrée par rapport au devis initial, une partie de ce dépassement devant servir au paiement de la construction des façades de la rue Royale, celle-ci ayant été percée simultanément à la construction du pont.
Jean Hupeau est le véritable auteur du pont Royal, celui qui en a dessiné les plans. Né à la fin du XVIIe siècle, il débute comme architecte et devint ingénieur de la généralité de Riom en 1731 et plus tard, de celle de Soissons, Inspecteur des Ponts-et-Chaussées en 1742, il en devint le Premier ingénieur en 1754, en remplacement de Boffrand. Il mourut en 1763. Sa carrière fut très active. Il est l’auteur du pont d’Orléans sur la Loire, de ceux de Joigny et de Cravant sur l'Yonne, de Montereau et de Mantes sur la Seine, de Trilport sur la Marne.
En raison de ses hautes fonctions, Hupeau ne suivit que de loin les travaux du pont. C'est Robert Soyer qui eut la charge de les diriger sur place. Né en 1717, il fut d'abord sous-ingénieur dans la généralité de Tours. En 1751, à 34 ans, ses connaissances en mathématiques, en physique, en travaux pratiques le désignèrent pour être envoyé à Orléans afin de seconder Hupeau dans l'exécution du pont. Pendant plus de dix ans, il consacra toute son activité à la construction du pont, de la rue Royale et de la rue Dauphine. Après l'achèvement des travaux, il devint ingénieur inspecteur des Turcies et Levées pour le département d'Orléans. Il prit sa retraite au début de la Révolution française et mourut à Orléans en 1802 à 86 ans.
Pendant les dix-huit premiers mois, l'ingénieur Tardif fut, au même titre que Soyer, affecté à ces travaux, mais ensuite, Soyer resta seul.
Deux élèves furent attachés comme stagiaires à la construction du pont. Jean Cadet de Limay d'abord, né en 1733, fut placé à Orléans en 1752 en qualité d'élève-ingénieur, pour suivre les fondations, sous les ordres de Hupeau et de Soyer. Il resta à ce poste pendant la durée de la construction des façades de la rue Royale. Il collabora ensuite à l'édification des ponts de Moulins, de Bourges et de Tours. Il fut nommé inspecteur général surnuméraire en 1777 et inspecteur général titulaire en 1780. Retraité en l'an IV, il devint Directeur des canaux de Briare et d'Orléans. En 1771, il avait épousé Perpétue Félicité Desfriches et était ainsi devenu le gendre du célèbre dessinateur orléanais Aignan-Thomas Desfriches.
François Lecreux, né en 1728 à Orléans, recommandé par l'ingénieur Soyer, assista lui aussi aux travaux des fondations pendant l'été, de 1751 à 1754, alors qu'il était à l'École des ponts et chaussées où il avait été admis en 1751. Il rédigea des observations sur les procédés employés, observations dont Perronet se servit pour la rédaction de son ouvrage. Nommé sous-ingénieur en 1755, il fut envoyé dans la généralité de Tours, sous les ordres de Jean-Baptiste de Voglie qui l'attacha aux travaux du pont de Saumur à leurs débuts. En 1774, il fut nommé ingénieur-en-chef. Après un bref passage à Paris, il reçut une affectation en Lorraine et y resta 27 ans. Il fut nommé inspecteur général en 1802, à l'âge de 73 ans. Il mourut en 1812 à l'âge de 83 ans.
Les noms de Jean-Rodolphe Perronet et de Robert Pitrou doivent être associés aux précédents même si ces deux ingénieurs n'ont pas pris part à la construction du pont Royal. Le projet que Robert Pitrou présenta pour le pont d'Orléans, s'inspirait du dessin du pont de Blois. Quant au rôle de Perronet après la mort de Hupeau, il se borna à la réception des travaux et au règlement des dépenses.