Définitions axiomatiques de R et premières propriétés
On peut caractériser brièvement l'ensemble des nombres réels, que l'on note en général
, par la phrase de David Hilbert : est le dernier corps commutatif archimédien et il est complet. « Dernier » signifie que tout corps commutatif archimédien est isomorphe à un sous-ensemble de
. Ici « isomorphe » signifie intuitivement qu'il possède la même forme, ou se comporte exactement de la même manière, on peut donc, sans grande difficulté, dire qu'ils sont les mêmes.
Une approche axiomatique consiste à caractériser un concept par une série de définitions. Ce point de vue, dont Hilbert est le précurseur dans son formalisme moderne, s'est révélé extrêmement fécond au XXe siècle. Des notions comme la topologie, la théorie de la mesure, ou les probabilités se définissent maintenant par une axiomatique. Une approche axiomatique suppose une compréhension parfaite de la structure en question et permet une démonstration des théorèmes uniquement à partir de ces définitions. C'est la raison pour laquelle de bonnes définitions peuvent en mathématiques s'avérer si puissantes. La définition axiomatique de
ne montre néanmoins pas qu'un tel ensemble existe. Il apparaît alors nécessaire de construire cette structure.
La définition axiomatique est essentiellement donnée en introduction :
est l'unique corps totalement ordonné qui soit à la fois archimédien et complet.
Mais on trouve aussi d'autres définitions axiomatiques qui lui sont équivalentes. Ainsi :
est l'unique corps totalement ordonné qui satisfait l'axiome de la borne supérieure.
est l'unique corps totalement ordonné qui satisfait le lemme de Cousin.
L'existence et l'unicité d'un tel corps sont démontrées dans l'article Construction des nombres réels, ainsi que l'équivalence entre les deux premières définitions. On y montre de plus que ce corps est nécessairement commutatif, et que le sous-corps des rationnels y est dense.
L'unicité est à isomorphisme (unique) près, c'est-à-dire que si K est un corps totalement ordonné vérifiant les mêmes hypothèses, alors il existe un (unique) isomorphisme strictement croissant de K dans
.
est un corps commutatif, autrement dit les deux opérations, addition et multiplication, possèdent toutes les propriétés usuelles, en particulier la somme et le produit de deux réels sont réels, ainsi que l'inverse d'un réel non nul. (L'adjectif commutatif signifie qu'un produit ab est toujours égal au produit ba.)
est un corps totalement ordonné . Cela signifie que tous les nombres peuvent être comparés entre eux (l'un est soit plus grand, soit plus petit, soit égal à l'autre) et que cette relation respecte l'addition et la multiplication. En langage mathématique on a:
;
L'axiome de la borne supérieure s'exprime de la manière suivante : si un ensemble A de réels est non vide et majoré, autrement dit s'il existe un nombre donné plus grand ou égal à chaque élément de A; alors A admet une borne supérieure, c'est-à-dire un majorant plus petit que tous les autres.
Ce dernier axiome différencie
de tous les autres corps. Il existe en effet une infinité de corps commutatifs totalement ordonnés, mais seul
satisfait l'axiome de la borne supérieure.
est archimédien. Cela signifie que si l'on considère un nombre a strictement positif, par exemple 2 et que l'on considère la suite a, 2a, 3a, ... C’est-à-dire dans notre exemple 2, 4, 6, ... alors on obtiendra dans la suite, des nombres aussi grands que l'on veut. En langage mathématique, cela s'écrit :
est complet. C'est-à-dire que dans
, toute suite de Cauchy converge.
Premières propriétés
Archimède, Domenico Fetti, 1620 Musée Alte Meister, Dresden, Allemagne
Cette section est essentiellement technique. Elle traite des propriétés essentielles et élémentaires pour un travail analytique sur
.
La propriété suivante provient du fait que
est archimédien.
Entre deux réels distincts, il existe toujours un rationnel et un irrationnel.
Entre deux réels distincts, il existe toujours un rationnel. Soient
deux réels distincts. Supposons par exemple
. (Si
sont tous deux négatifs on peut raisonner sur leurs opposés, et s'ils sont de signes contraires ils encadrent le rationnel 0).
étant archimédien, il existe un entier
, puis un entier
. En choisissant pour
le plus petit parmi les entiers qui majorent
on a de plus
, d'où
Entre deux réels distincts, il existe toujours un irrationnel. On utilise que la racine carrée de 2 est irrationnelle. On prend les réels
et
, d'après la propriété précédente, il existe un rationnel
compris entre
et
, puis en multipliant par
, il existe un irrationnel
compris entre
et
.
Les autres propriétés sont des conséquences de la propriété de la borne supérieure.
Tout ensemble non vide et minoré de
admet une borne inférieure. (Cette propriété se déduit de l'axiome de la borne supérieure, par passage aux opposés.)
Toute suite croissante et majorée dans
est convergente. (Voir l'article Théorème de la limite monotone.)
Toute suite décroissante et minorée dans
est convergente. (De même, par passage aux opposés.)
Deux suites adjacentes convergent vers la même limite. On appelle suites adjacentes deux suites, l'une croissante, l'autre décroissante, dont la différence tend vers 0. (Voir l'article Théorème des suites adjacentes.)
Il existe un ensemble de fonctions particulièrement intéressantes, les polynômes. Un polynôme peut parfois être factorisé. C'est-à-dire qu'il s'exprime sous la forme de produit de polynômes non constants de degrés plus petits. L'idéal étant que l'on puisse factoriser tout polynôme en facteurs de degré 1 (c'est-à-dire sous la forme
). Cette propriété dépend du corps sur lequel on construit ces polynômes. Par exemple sur le corps des rationnels, quel que soit n entier supérieur ou égal à deux, il existe des polynômes de degré n irréductibles, c'est-à-dire que l'on ne peut pas les exprimer sous forme de produit de polynômes de degrés plus petits. Pour les nombres réels, on démontre que le plus grand degré d'un polynôme irréductible est égal à deux. En d'autres termes, si le polynôme ne se décompose pas, c'est qu'il est de la forme
. Les corps qui n'ont comme polynômes irréductibles que les polynômes de degré 1 sont dit algébriquement clos.
Si
n'est pas algébriquement clos, on peut plonger ce corps dans un corps plus vaste. Il s'agit d'un nouveau corps, le corps des nombres complexes. Cependant ce corps n'est pas globalement « meilleur ». Sa clôture algébrique est une propriété fort intéressante, mais elle a un coût : le corps des complexes ne peut pas posséder de relation d'ordre compatible avec ses deux opérations. En quelque sorte, ce qui est gagné d'un côté est perdu d'un autre.
Topologie
La raison d'être des nombres réels est d'offrir un ensemble de nombres avec les bonnes propriétés permettant la construction de l'analyse. Deux approches utilisant deux concepts différents sont possibles.
On peut utiliser la notion d'espace métrique qui sur
associe la distance usuelle. Cette distance, que l'on note ici
, était déjà utilisée par Euclide. Elle est définie de la manière suivante:
Ce concept est le plus intuitif et en général demande des démonstrations un peu plus naturelles. C'est souvent à partir de ce concept que les propriétés analytiques de
sont développées et prouvées.
On peut aussi utiliser la théorie de la topologie. Cette théorie est plus générale que celle associée à la distance. Tout espace métrique est associé à un espace topologique. Mais la réciproque n'est pas vraie.
L'élégance favorise la base axiomatique la plus faible. Au XXe siècle un travail de reformulation générale des mathématiques est entrepris par l'association Bourbaki et se traduit par la rédaction d'un ouvrage appelé Éléments de mathématique. Cet ouvrage traite, de manière rigoureuse, d'une vaste partie des mathématiques actuelles. Pour cette raison, les Éléments développent et démontrent les propriétés de l'ensemble des réels à partir de la topologie. C'est le choix que nous suivrons ici.
Soit
un nombre réel. Un voisinage de
est un ensemble contenant un intervalle ouvert contenant
. Démonstration dans l'article Voisinage.
est un espace séparé.
est partout dense dans
. Démonstration dans l'article Adhérence.
Les ouverts de
sont les réunions quelconques d'intervalles ouverts. Démonstration dans l'article Voisinage.
Les compacts de
sont les fermés bornés. Cette propriété permet une démonstration simple et rapide du Théorème des bornes. En particulier les segments sont compacts. Démonstration dans l'article Espace compact.
est connexe et simplement connexe. Démonstration dans les articles Connexité et Connexité simple.
Les connexes de
sont les intervalles. Cette propriété permet une démonstration simple et rapide du Théorème des valeurs intermédiaires. Démonstration dans l'article Connexité.
Théorème des fermés emboîtés. Soit
une suite de fermés bornés emboités non vides. Alors leur intersection est non vide. En termes mathématiques, cela signifie que:
.
En effet, considérons une suite
qui vérifie la propriété
. C'est une suite bornée, elle admet donc une sous-suite convergente. Sa limite est adhérente à tout intervalle
et comme cet ensemble est un fermé, il contient tous ses points adhérents.
Combien y a-t-il de nombres réels ? Une infinité, mais laquelle ? Il existe plusieurs cardinaux infinis. Ici cardinal peut se comprendre naïvement comme le nombre d'éléments que contient un ensemble. Dans le cas où les ensembles ne sont pas finis, notre première intuition est trompeuse. Pour comprendre le piège, comparons le cardinal des nombres entiers positifs et des nombres pairs positifs. Notre premier réflexe est de dire que le cardinal des entiers positifs est plus grand car cet ensemble contient, non seulement les nombres pairs mais en plus les nombres impairs, donc deux fois plus de nombres. Puis on peut se dire que l'application qui, à un nombre entier positif, associe le double de ce nombre, montre une correspondance bijective, c'est-à-dire qui associe à chaque nombre de l'ensemble de départ un et un unique élément dans l'ensemble d'arrivée. Notre premier réflexe n'est pas le bon et ne permet pas de construire de théorie des cardinaux. Les deux cardinaux sont en fait égaux. En fait, l'ensemble des entiers positifs et l'ensemble des entiers pairs positifs (ou impairs positifs) correspondent à un même cardinal dit dénombrable. Autrement dit, il y a autant de nombres entiers positifs que de nombres pairs (ou impairs) positifs !
Qu'en est-il du cardinal des nombres rationnels ? Il semble infiniment plus grand que celui des entiers car entre deux entiers il existe une infinité de fractions. Cependant, il est encore possible d'établir une bijection entre l'ensemble des entiers et celui des fractions. La démonstration en est donnée dans l'article ensemble dénombrable.
Posons nous alors la même question pour l'ensemble
. Son cardinal n'est pas dénombrable, il est supérieur à celui des nombres entiers. Le cardinal des nombres rationnels est noté
et se prononce aleph-zéro . Celui des nombres réels est noté
ou
et il est appelé le cardinal du continu. D'où provient ce changement d'échelle de cardinal ? En fait, les rationnels et même les nombres algébriques ont toujours un cardinal dénombrable. L'ensemble des nombres réels possède le cardinal du continu. Ils sont donc infiniment plus nombreux que les nombres algébriques et donc que les nombres entiers. Georg Cantor, inventeur de l'argument de la diagonale, établit que tous les ensembles infinis n'ont pas la même taille (ne sont pas tous équipotents) et se pose la question de l'existence d'un cardinal strictement plus grand que celui des nombres rationnels et strictement plus petit que celui des nombres réels. Son hypothèse, appelée hypothèse du continu, est qu'un tel cardinal n'existe pas. La question des cardinaux a été englobée par Cantor dans une théorie plus vaste, la théorie des ensembles, qui sert maintenant de fondement à la majeur partie des mathématiques. La réponse à la question de l'hypothèse du continu est réellement étrange, il a fallu attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour la trouver. Elle est indécidable dans la théorie des ensembles usuelle (ZFC). Cela signifie qu'il est aussi impossible de démontrer l'existence d'un tel ensemble, que de montrer que cet ensemble n'existe pas, si l'on ne modifie pas la base axiomatique utilisée.
Montrons que le cardinal de l'intervalle
n'est pas dénombrable. Pour cela il nous faut montrer qu'une suite
injective dans
n'est jamais surjective. Il nous suffit de trouver un point
qui n'est pas dans l'ensemble d'arrivée de la suite. Pour cela construisons deux suites
,
définies par récurrence telles que la proposition suivante soit vraie:
Initialisons nos deux suites par les définitions suivantes :
Il est évident que la propriété (1) est vraie si n est égal à 0. Définissons alors nos suites pour le rang.
L'intervalle
est inclus dans l'intervalle
, il ne peut contenir d'élément de la suite
d'ordre strictement inférieur à
par hypothèse de récurrence. Par construction des suites
et
, l'intervalle
ne peut pas non plus contenir
et la propriété (1) est vérifiée.
est une suite d'intervalles fermés emboités. Son intersection est non vide et contient donc au moins un élément
. Pour conclure, il suffit de remarquer que
n'est jamais une valeur de la suite
pour les
premières valeurs. Comme
est quelconque, nous avons démontré la proposition.
Rem : une autre démonstration est possible et est développée dans l'article : Argument de la diagonale de Cantor