Le jeudi 30 mars 2006 s’est tenu à l’UNESCO un colloque ayant pour thème « L’espèce humaine peut-elle se domestiquer elle-même ? ». Le directeur général de l’UNESCO, Monsieur Matsuura, avait alors exposé les deux enjeux de cette question : l’enjeu scientifique, mais également l’enjeu éthique, et exposa ainsi la problématique : « Pour la première fois de son histoire, l’humanité va donc devoir prendre des décisions politiques, de nature normative et législative, au sujet de notre espèce et de son avenir. Elle ne pourra le faire sans élaborer les principes d’une éthique, qui doit devenir l’affaire de tous. Car les sciences et les techniques ne sont pas par elles-mêmes porteuses de solutions aux questions qu’elles suscitent. Face aux dérives éventuelles d’une pseudoscience, nous devons réaffirmer le principe de dignité humaine. Il nous permet de poser l’exigence de non-instrumentalisation de l’être humain ». L’espèce humaine ainsi appréhendée dans sa vulnérabilité génétique pose la question de son statut juridique : est-elle un sujet de droit ? Est-elle protégée en elle-même ? Comment est-elle protégée ?
Paradoxalement, alors que les conférences insistent de plus en plus sur l’espèce humaine et sur son devenir, les textes internationaux ne protègent pas pour le moment l’espèce humaine par un dispositif qui lui serait expressément rattaché.
Les quelques rares textes qui font mention de l’espèce humaine le font dans leur préambule, au titre de fondement général aux dispositions du corps du texte, qui ne vise donc pas directement à protéger l’espèce humaine elle-même ; ainsi peut-on lire dans le préambule de la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux adoptée par acclamation le 27 novembre 1978 à la vingtième session de la conférence générale de l’Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture à Paris pour fonder la non-hiérarchisation de ses membres : alinéa 5 : « Persuadée que l’unité intrinsèque de l’espèce humaine et, par conséquent, l’égalité foncière de tous les êtres humains et de tous les peuples, reconnue par les expressions les plus élevées de la philosophie, de la morale et de la religion, reflète un idéal vers lequel convergent aujourd’hui l’éthique et la science, ». Il ne faut ici pas confondre la protection de l’espèce humaine en tant que telle, et l’interdiction de la hiérarchisation de ses membres qui est précisément l’objet des dispositions de la Déclaration.
La Convention pour la protection des Droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine: Convention sur les Droits de l’homme et la biomédecine élaborée au sein du Conseil de l’Europe, convention dite d’Oviedo du 4 avril 1997, fait également référence à l’espèce humaine dans l’alinéa 10 de son préambule : « Convaincus de la nécessité de respecter l’être humain à la fois comme individu et dans son appartenance à l’espèce humaine et reconnaissant l’importance d’assurer sa dignité; ». L’espèce humaine est de premier abord présentée de nouveau comme attribut d’un sujet de droit pour fonder la protection de celui-ci ; toutefois, la problématique du Directeur Général de l’UNESCO trouve dans le corps de la convention une résonance au sein de l’article 13 de la convention, intitulé « Interventions sur le génome humain » situé sous le Chapitre IV relatif au « Génome humain ». En effet, cet article énonce qu’ « Une intervention ayant pour objet de modifier le génome humain ne peut être entreprise que pour des raisons préventives, diagnostiques ou thérapeutiques et seulement si elle n’a pas pour but d’introduire une modification dans le génome de la descendance. » Ce texte se préoccupe explicitement, non pas seulement de la définition génétique de l’individu lui-même, mais également de sa descendance à travers son patrimoine génétique, et, par là même, de l’espèce. La protection ainsi élaborée n’est cependant pas absolue. En effet, le texte ne retient la modification du génome de la descendance comme illicite que dans la mesure où cette modification n’est pas le but poursuivi ; a contrario, si le génome de la descendance n’est pas la motivation directe de la modification du génome, cette modification est licite dans les cas gouvernés par « des raisons préventives, diagnostiques ou thérapeutiques » relatives à la personne subissant l’intervention.
La procédure se décompose traditionnellement en une Signature par un plénipotentiaire (Chef d’État, Ministre des affaires étrangères…) et une Ratification, qui consiste en une confirmation de cette signature, par l’organe compétent propre à chaque État, qui lie ainsi, de façon effective, l’État au Traité. Ainsi, une convention internationale n’a théoriquement valeur de droit positif que si, après avoir été signée, elle a été ratifiée (en droit français la ratification est le fait du Président de la République, conformément à l’article 52 de la Constitution, après autorisation du Parlement selon les cas énumérés à l’article 53 de la Constitution). La portée de cette protection est donc très relative.
La valeur juridique de ces traités dépend de la compréhension propre à chaque système juridique de ce qui constitue une atteinte à l’espèce humaine. La France a adopté récemment une des premières législations spécifiques visant explicitement à protéger l’espèce humaine.
La loi du 29 juillet 1994 relative au corps humain (une des lois dites bioéthiques) a introduit, dans le droit français, la disposition selon laquelle « Nul ne peut porter atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine » (article 16-4 1er alinéa Code civil français). Cette disposition figure parmi les principes généraux devant gouverner les recherches scientifiques et les pratiques médicales (articles 16 à 16-9 c.civ.). D’importants débats existent sur la portée et la signification pratique à donner à cette interdiction : en effet, les alinéas subséquents de l’article 16-4 énoncent les interdictions de l’eugénisme, du clonage reproductif (cette interdiction a été introduite par la loi bioéthique du 7 août 2004), et de la modification des « caractères génétiques dans le but de modifier la descendance de la personne ». Ainsi, le premier alinéa doit-il être interprété indépendamment des autres, ce qui reviendrait à distinguer l’interdiction de porter atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine, l’interdiction des pratiques eugéniques et l’interdiction du clonage, auquel cas le premier alinéa demeure énigmatique ? Ou ce premier alinéa doit-il être interprété à la lumière des alinéas subséquents, auquel cas l’intégrité de l’espèce humaine serait atteinte par la réalisation d’actes d’eugénisme ou de clonage ?
Une réponse semble pouvoir exceptionnellement être recherchée dans la traduction pénale de ces interdictions : en effet, ce sont les mêmes textes qui figurent dans le Code civil français et dans le Code pénal, textes qui ont été, de surcroît, introduits par les mêmes lois. Protégée pénalement depuis 1994 à l’article 511-1 du Code pénal, dans le livre qui protégeait les animaux des sévices graves (le Livre V du Code pénal), l’espèce humaine a reçu par la loi bioéthique du 7 août 2004 une protection renforcée, les dispositions la protégeant ayant été déplacées en partie dans le livre II, lui faisant partager à présent l’intitulé du Titre I qui réprimait les crimes contre l'humanité, soit : « Des crimes contre l’humanité et contre l’espèce humaine », et lui consacrant le Sous-titre II intitulé « Des crimes contre l’espèce humaine » regroupant les articles 214-1 et suivant.
L’enjeu de ces dispositions est de préserver les spécificités biologiques de l’espèce humaine que sont toutes ses caractéristiques génétiques :
Les crimes contre l’espèce humaine peuvent être considérés comme le deuxième ensemble d’infractions les plus graves du système juridique français, après les crimes contre l'humanité, apparaissant en deuxième position (après les crimes précités) dans l’énonciation des infractions dans le Code pénal, et l’action publique se prescrivant, par exception au droit commun (10 ans pour les crimes), par un délai de 30 ans (ce délai ne commençant par ailleurs à courir qu’à la majorité de l’enfant qui serait né du clonage), l’action publique relative aux crimes contre l’humanité étant, quant à elle, imprescriptible. On peut, par ailleurs, voir dans les crimes contre l’espèce humaine le complément de la protection de l’homme initié par les crimes contre l’humanité, ces derniers protégeant l’homme dans sa dimension métaphysique : le respect de son humanité et de sa dignité, et les crimes contre l’espèce humaine protégeant l’homme dans sa dimension matérielle : sa définition génétique et sa spécificité biologique.