Le mouvement moderne qui se développait au même moment a détourné par son influence l’esprit des projets révolutionnaires. Ce nouveau courant était fasciné par l’esthétique élégante du fonctionnalisme et non par la dynamique complexe de la fonction elle-même comme le revendiquait l’avant-garde russe. Les formes et thèmes du modernisme inspirent volontairement l’architecture déconstructiviste : bâtiments industriels semblables à des machines, registre formel abstrait, refus de l’ornement, vocabulaire structural (porte à faux, poteaux, plan libre, fenêtres horizontales).
La volonté de laisser apparaître les éléments de construction est reprise de manière à explorer l’espace de façon séquentielle, comme le démontre la toiture de Coop Himmelblau (Vienne, 1985). Le vocabulaire structural est aussi utilisé de telle façon qu’il génère des espaces interstitiels. Ces espaces non programmés pour une fonction précise sont ouverts aux usages fluctuants. On peut voir à ce sujet le projet de logements et la tour d’observation de Rem Koolhaas dont le statut de la dalle, d’où sont issues les tours, est remis en question (Rotterdam, 1982). Dans des projets de grande échelle, le territoire est fragmenté de façon à questionner les notions de traces, de patrimoine ou de mémoire.
La circulation, le parcours, le passage et les réseaux sont autant de forces qui organisent les projets au moyen d’escaliers,de passerelles et autres supports du mouvement. La scénographie qui en découle est parfois dramatisée pour mieux faire saisir l’instabilité inhérente due aux changements de notre époque. Les nombreux chemins mis en place par B.Tschumi au Parc de la Villette ou la traversée des couches programmatiques de Rem Koolhaas pour ce même concours, illustrent une volonté de multiplier les points de vue sur l’espace à grande échelle. Au lieu d’un point de vue unique avec une perspective cadrée, les foyers sont répartis afin que le spectateur se déplace dans toutes les dimensions de son sujet d’observation. Ce procédé avait été largement exploré par les artistes cubistes qui organisaient leur toile afin de faire apparaître les diverses faces d’un objet sous différents angles.
Les opérations de distorsion, de dislocation ou d’interruption sur les structures et la géométrie appliquées par les déconstructivistes, sont en partie des transformations utilisées auparavant dans les arts visuels de l'avant-garde russe mais détournées de leur contexte d’origine. Avant la révolution de 1917 en Russie, les formes créées par les artistes constructivistes ne proviennent plus d’une composition classique ordonnée mais d’une géométrie instable et conflictuelle sans axe de hiérarchie. Après cette date l’avant garde russe rejette les beaux arts traditionnels pour accueillir l’architecture en tant que médium directement plongé dans la réalité sociale. Celle-ci peut en effet être utilisée pour soutenir des buts révolutionnaires car elle est en contact permanent avec la population. Le dynamisme inhérent aux études formelles est tourné en instabilité dans les structures de V.Tatlin (contre-reliefs, tour de la 3e Internationale, 1919), A.Rodchenko (dessin pour une station radio, 1920) ou I.Chernikhov (construction de formes architecturales et de machine, 1930). Mais ces structures ne furent pas réalisées et les formes en conflit ont glissé vers des assemblages mécaniques plus sûrs, similaires à ceux des machines. Les affiches d’El Lissitzky (Tribune de Lenine, 1920) et Altman posent les bases d’une nouvelle culture visuelle. Le vocabulaire abstrait des formes et leur mise en espace grâce au collage ou les plans découpés et réunis des sculptures de N.Gabo sont autant de tentatives pour lutter contre les volumes pleins statiques au profit de la profondeur et d’une dynamique au rythme cinétique.
Le mouvement et l’interaction entre les formes, la menace de l’instabilité, les volumes évidés de leur masse, ainsi que le montage permettant de révéler la complexité et la diversité que l’artiste peut reconstruire, sont des thèmes intrinsèques au constructivisme. Ils seront réutilisés comme des outils de travail conceptuels dans l’architecture déconstructiviste. Ils lui procurent la force et le plaisir de la déviance qui permettent à la créativité d’ouvrir un système clos et immuable.