Carl Gustav Jung - Définition

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Introduction

Carl Gustav Jung
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Biographie
Naissance : 26 juillet 1875 à Kesswil, en Suisse alémanique
Décès : 6 juin 1961 (à 85 ans)
à Küsnacht, en Suisse alémanique
Nationalité : Drapeau de la Suisse Suisse
Vie universitaire
Formation : Médecine (psychiatrie)
Titres : Professeur et Docteur
Auteurs associés
Détracteurs : Richard Noll - Sigmund Freud
Partisans : Marie-Louise von Franz
Wolfgang Ernst Pauli
Franz Riklin
Erich Neumann
James Hillman
Clarissa Pinkola Estés
Principaux travaux
Psychanalyse - Psychologie analytique

Carl Gustav Jung (prononcé [ˈkarl ˈɡʊstaf ˈjʊŋ] écouter) est un médecin, psychiatre, psychologue et essayiste suisse né le 26 juillet 1875 à Kesswil, canton de Thurgovie, mort le 6 juin 1961 à Küsnacht, canton de Zurich, en Suisse alémanique.

Penseur influent, il est l'auteur de nombreux ouvrages de psychologie et de psychosociologie en langue allemande traduits en de nombreuses autres langues. Il est le fondateur du courant de la psychologie analytique. Son œuvre a été d'abord liée à la psychanalyse de Sigmund Freud dont il fut l’un des premiers collaborateurs et dont il se sépara par la suite pour des motifs personnels et en raison de divergences théoriques. Carl Jung a été un pionnier de la psychologie des profondeurs en soulignant le lien existant entre la structure de la psyché (c'est-à-dire l'« âme » dans le vocabulaire jungien) et ses productions et manifestations culturelles. Il a introduit dans sa méthode des notions de sciences humaines puisées dans des champs de connaissance aussi divers que l'anthropologie, l'alchimie, l'étude des rêves, la mythologie et la religion, ce qui lui a permis d'appréhender la « réalité de l'âme ». Si Jung n'a pas été le premier à étudier les rêves, ses contributions dans ce domaine ont été déterminantes.

Auteur prolifique, il mêle réflexions métapsychologiques et pratiques à propos de la cure analytique. Jung a consacré sa vie à la pratique clinique ainsi qu'à l'élaboration des théories psychologiques, mais a aussi exploré d'autres domaines des humanités : depuis l'étude comparative des religions, la philosophie et la sociologie, jusqu'à la critique de l'art et de la littérature. On lui doit les concepts d'« archétype », d'« inconscient collectif » et de « synchronicité ».

Père fondateur d'une psychologie des cultures, il a rassemblé autour de ses travaux des générations de thérapeutes, d'analystes et d'artistes. En dépit de la polémique concernant ses relations avec le régime nazi, Jung a profondément marqué les sciences humaines au XXe siècle.

Biographie

Sources biographiques et le cas de Ma Vie

La biographie de Carl Gustav Jung n'est pas parfaitement connue car il a toujours refusé de rédiger lui-même l'intégralité de ses mémoires. Sa biographie « officielle » a été écrite en grande partie par Aniéla Jaffé, qui a obtenu qu'il lui confie des éléments de sa vie à partir de 1957, alors qu'il était âgé de 83 ans. Il en a résulté l'ouvrage Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées (sous titré « recueillis par Aniéla Jaffé » et publié en allemand en 1961 sous le titre « Erinnerungen, Träume, Gedanken ») dans lequel au moins quatre chapitres sont de la plume de Jung lui-même. Cette œuvre profondément personnelle a été dès lors acceptée comme son autobiographie officielle par ses proches collaborateurs. Elle est célèbre par les premiers mots avec lesquels Jung l'ouvre : « Ma vie est l’histoire d'un inconscient qui a accompli sa réalisation ». C'est aussi précisément en raison de son caractère personnel que Jung n'a pas voulu la faire figurer dans la liste de ses œuvres complètes.

Tous ses biographes insistent sur la difficulté à relier entre eux les événements de la vie de Jung, d'autant plus que nombre de ses écrits, notamment sa volumineuse correspondance, sont encore inexploités. De plus les informations fournies sont souvent contradictoires selon les sources, notamment en ce qui concerne les relations de Jung avec le régime nazi. Plusieurs de ses collaboratrices ont publié des biographies de Jung, notamment Marie-Louise von Franz (C. G. Jung son mythe en notre temps, 1972) et Barbara Hannah (Jung, sa vie et son œuvre, publié en français en 2005). D'autres auteurs, comme Charles Baudouin, dans L'Œuvre de Jung et Henri F. Ellenberger dans le chapitre consacré à Jung de son Histoire de la découverte de l'inconscient, ont commenté son œuvre tout en faisant le parallèle avec les événements de sa vie. Leurs ouvrages contiennent des détails qui complètent utilement les propos recueillis dans Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées. Ils mettent en perspective certains passages en les clarifiant, permettant d'en tirer l'enseignement que Jung a voulu transmettre à travers ses propres écrits qui sont parfois hermétiques.

Le travail de Deirdre Bair, traduit en français en 2007 sous le titre Jung. une biographie, donne de nombreux détails et précisions ne figurant pas dans les ouvrages précédents. C'est surtout sur ce travail que se fonde la section biographique du présent article : Deirdre Bair, qui n'est pas affiliée aux théories jungiennes, a en effet obtenu un accès quasi-total aux archives familiales et a bénéficié de nombreux entretiens avec des personnes ayant rencontré Jung.

Premières années

Jung à l'âge de six ans.

Carl (ou Karl) Gustav Jung naît en 1875, à Kesswil, en Suisse alémanique au sein d'une famille d'ascendance allemande et de tradition cléricale du côté paternel (son père est en effet pasteur luthérien). Du côté maternel, Jung compte parmi ses ascendants des médecins éminents. Jung explique dans Ma Vie que cette double filiation prestigieuse éclaire son attrait à la fois pour la théologie et pour la médecine, et qu'elle a modelé sa pensée. Il y voit la raison de sa passion pour l'introspection et de l'existence de ses deux personnalités. Très tôt en effet, Jung sent en lui deux attitudes qui cohabitent, qu'il nomme « personnalité no 1 » et « personnalité no 2 ». Sa mère, férue de spiritisme, est la première à parler de cet état dissocié de conscience. Plus tard, C. G. Jung, dans son autobiographie, décrit la personnalité no 1 comme « consciente et conventionnelle », « inoffensive et humaine », identifiée à son père, et la no 2 comme inconsciente, « redoutable (...) ne se manifestant que par moments mais toujours à l'improviste et faisant peur ». Cette dualité entraîne des répercussions sur de nombreux aspects de la vie de Jung, expliquant son comportement avec ses conquêtes féminines ou ses relations avec ses collègues masculins par la suite et son intérêt pour le paranormal.

Dans Ma Vie, Jung parle de son « mythe personnel ». Il se plaît à rappeler qu'il remonte par parenté à Goethe ; son grand-père paternel et homonyme, Karl Gustav Jung, affirme en effet être le fils illégitime du poète allemand. Chirurgien d'avant-garde, franc-maçon, ce grand-père a été recteur de l'université de Bâle et titulaire d'une chaire d'anatomie. Il a aussi été le fondateur d'un établissement pour les enfants handicapés mentaux : la « Fondation de l'espérance » (Zur Hoffnung), en 1857. Très moderne, il a écrit un article préfigurant la future vocation de son petit-fils en y parlant de la « dimension psychologique de la médecine ». Le père de Carl Gustav, Paul Jung, se consacre lui au sacerdoce et devient pasteur de campagne et aumônier de l'hôpital psychiatrique de Friedmatt, à Bâle.

Sa mère Émilie, née Preiswerk, est originaire de Nürtingen et appartient à une fratrie de douze enfants. Elle descend de protestants français établis en Allemagne après la révocation de l'édit de Nantes. C'est une femme passionnée d'occultisme, ce qui explique la présence dans la famille Jung d'une aura de phénomènes paranormaux ainsi que l'attrait et la fascination de Carl Gustav pour ces phénomènes au cours de sa carrière. Deirdre Bair rapporte plusieurs épisodes étranges vécus par Jung auprès de sa mère, qui se passionne pour les tables tournantes et pour le dialogue avec l'au-delà. Jeune homme, Carl Gustav participe lui-même à des séances de spiritisme. Jung fera du spiritisme le sujet de sa thèse de médecine et, devenu psychiatre, sera même l'initiateur de plusieurs séances.

Enfance et adolescence de Jung

Portrait de Goethe, dont Jung fut un grand lecteur et dont il pensait être l'arrière petit-fils du côté paternel.

Enfant introverti et solitaire, Jung est très tôt témoin de scènes violentes ou macabres, en rapport avec le métier de pasteur exercé par son père. Il raconte par exemple avoir été fasciné par le sang s'écoulant de cadavres de noyés. Sa mère dépressive fait des séjours fréquents et prolongés en maison de repos, ce qui nourrit la culpabilité de l'enfant et ébranle sa confiance envers le genre féminin. Souvent livré à lui-même, Carl Gustav est de fait éduqué par ses servantes. Il « ne pouvait compter que sur son imagination pour se distraire et il avait fréquemment recours aux rêves et aux songes pour inventer des jeux et des rituels secrets auxquels lui seul pouvait participer » explique Deirdre Bair. Le jeune Jung se passionne pour les romans de chevalerie, les traités de théologie et surtout les textes fondateurs de la religion catholique et de la littérature que contient la bibliothèque paternelle. À l'âge de quatre ans, il apprend le latin, dont il se plaît par la suite à parsemer son discours durant sa scolarité.

Son attitude renfermée lui vaut d'être stigmatisé comme un « monstre asocial » (selon le mot de son ami d'enfance Albert Oeri), mais lui permet en revanche de se concentrer sur sa vie intérieure, source de connaissance et d'introspection. Ses rêves à cette époque ont souvent des contenus macabres ou sexuels. Le « rêve du phallus » notamment, première confrontation pour lui avec le complexe du Soi, est pour Jung « un message destiné au monde (…) parvenu avec une force écrasante... Et de là émergea [s]on œuvre scientifique ».

Son enfance est marquée par une peur irrationnelle des églises et des curés en soutane, consécutive à une chute dans une église au cours de laquelle il s'était blessé au menton. Assimilant sa blessure à une punition pour sa curiosité, il amalgame ce souvenir négatif à « une peur secrète du sang, des chutes et des Jésuites » dit-il dans Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées. Bagarreur et agressif, il est constamment puni par ses professeurs, parfois injustement : il gardera le souvenir traumatisant d'avoir été accusé à tort d'avoir copié une composition d'allemand. Ses camarades de classe le surnomment, en raison de sa vaste culture personnelle, le « patriarche Abraham ».

Son père est ensuite muté comme aumônier à la clinique psychiatrique universitaire de Bâle, car à cette époque, en Suisse, les pasteurs sont tenus d'avoir une activité complémentaire. Carl Gustav découvre alors secrètement les lectures de son père sur les maladies mentales. Il est sujet à cette époque à de nombreuses syncopes inexpliquées qui perturbent sa vie quotidienne au point que son père l'envoie chez son frère, Ernst Jung.

Carl Gustav Jung raconte que, ayant entendu ses parents parler de son cas et de son incurabilité, le jeune homme réussit, par la seule force de sa volonté, à surmonter une autre crise. Cet épisode l'initie à la notion de névrose. Dès lors, il intensifie ses lectures, et montre un profond intérêt pour les essais de philosophes comme Hartmann, Nietzsche (notamment son Ainsi parlait Zarathoustra), mais aussi pour le sociologue Bachofen, ainsi que pour Goethe qui le fascine. Il lit également Schopenhauer et Kant, Hölderlin et les légendes du Graal qu'il connaît par cœur. « Tous les mythes – de tous les pays et de toutes les cultures – devinrent ses thèmes de prédilection » explique Deirdre Bair. De cette époque, il garde une certaine déception pour la manière avec laquelle son père aborde le sujet de la foi, que Jung considère comme intellectuellement précaire. Un rêve récurrent témoigne alors de sa relation au religieux : il voit souvent Dieu déféquer sur une église. Cette image le marque à vie et explique, selon lui sa recherche d'une spiritualité fondée avant tout sur l'homme dans son entier. Pourtant, pour la famille et les amis, il va de soi que Carl Gustav Jung serait un jour ministre du culte. Mais, en raison des problèmes financiers de ses parents, il décide, « par opportunisme » dit-il, de s'orienter vers la médecine, décision renforcée encore par la mort de son père, décédé brutalement d'un cancer le 28 janvier 1896 et qui l'intronise responsable de la famille.

Études et rencontres formatrices

Jung s'inscrit en 1895 à la faculté de médecine de l'université de Bâle où il étudie durant les deux premières années l'anatomie et la physiologie, deux matières qui ont pour lui un attrait particulier. Mais l'anthropologie et surtout l'archéologie l'intéressent encore davantage. Stimulé par le milieu universitaire, l'étudiant introverti s'épanouit progressivement. Mais sa famille, faute de moyens, le presse d'abandonner la médecine et de se tourner vers un métier plus rapidement rémunérateur. Jung, pour ne pas renoncer à son ambition contracte alors un accord avec son oncle Ernst Jung, par lequel celui-ci lui prête de l'argent à intervalles réguliers jusqu'à l'obtention de son diplôme, celui de privat-Dozent. Durant ses années d'études, Jung donne cinq conférences auprès de la « Zofingiaverein », une fraternité d'étudiants fondée en 1820. Jung en est membre et secrétaire à la section de Bâle. Ses conférences dévoilent notamment sa parfaite assimilation de la pensée kantienne et notamment des textes : Les rêves d'un visionnaire (qui propose une critique des thèses de Swedenborg), Critique de la raison pure et Critique de la raison pratique, lesquels ont profondément influencé son système de pensée, selon Luigi Aurigemma. Jung suit les cours de Ludwig Wille (1834 - 1912) puis obtient son diplôme le 28 septembre 1900.

Vers la fin de ses études, devant choisir une spécialité, ses lectures de Krafft-Ebing et de son livre fondateur de la sexologie, Psychopathia Sexualis, le convainquent de se spécialiser en médecine psychiatrique. Néanmoins ce sont peut-être deux phénomènes occultes d'alors qui orientent son choix, la psychiatrie ne s'intéressant alors pas du tout aux « phénomènes dits occultes », qui est le titre de sa thèse universitaire. Celle-ci porte en effet sur le cas d'une jeune médium, Hélène Preiswerk (1880 - 1911). Cet intérêt pour ce domaine méprisé est conforté par des lectures d'ouvrages spirites tels que ceux de Johann Zöllner, de Crookes, ou de Swedenborg.

Jung exerce parallèlement comme généraliste un temps dans le village de Männedorf, près du lac de Zurich, ne pouvant être psychiatre qu'une fois sa thèse validée. Il fait ainsi sa première conférence, en novembre 1896, à la société de Zofingue sur « Les frontières des sciences exactes ». Cependant, son attrait pour la théologie est toujours vivace ; il fait une autre conférence sur le théologien Albrecht Ritschl qui dénie la dimension mystique dans la religion. La lecture de la Vie de Jésus de Renan initie son intérêt pour le personnage historique de Jésus. À côté de ses activités scientifiques, il participe néanmoins toujours à des séances de spiritisme organisées par la société de Zofingue et qui constituent la matière première pour sa thèse, consacrée aux « phénomènes dits occultes ». En juin 1895, il étudie le phénomène des tables tournantes au sein même de sa famille, expérimentant le cas de sa cousine Helly, reconnue comme médium et rassemblant des matériaux qu'il utilise durant toute sa carrière.

Le Burghölzli

La clinique psychiatrique du Burghölzli vers 1890.

Désireux de continuer sa thèse tout en pratiquant la psychiatrie, Jung s'inscrit à l'université de Zurich en 1900. Il est engagé par Eugen Bleuler comme second assistant psychiatre à la clinique psychiatrique universitaire (surnommée le « Burghölzli »), considérée à l'époque comme un établissement d'avant-garde. Des difficultés financières l'incitent à se concentrer sur son travail, à tel point qu'il ne quitte pas l'institut pendant les six premiers mois. Devenant rapidement un objet de méfiance de la part de ses collègues, Jung se retranche dans les lectures : il entreprend de lire la totalité des cinquante volumes de la prestigieuse revue Allgemeine Zeitschrift für Psychiatrie, fondée en 1836, afin de parfaire ses connaissances. Eugen Bleuler se montre intéressé par les recherches de Jung sur le cas de sa cousine Helly mais ne donne à son élève aucune orientation dans son travail. Jung accorde dans sa thèse une large part aux étrangetés psychiatriques observées chez les médiums et à l'étude des phénomènes de conscience modifiée comme la cryptomnésie dont Nietzsche a fait l'expérience. Pour le besoin de ses recherches, Jung entretient des liens épistolaires avec la sœur du philosophe, Elisabeth Förster-Nietzsche. Parallèlement, il effectue son service militaire et en sort en 1901 avec le grade de lieutenant de l'armée suisse.

Eugen Bleuler (1857-1939), directeur du Burghölzli de 1898 à 1927.

Sa thèse achevée il collabore, de 1901 à 1904, avec Franz Riklin à la mise au point de la méthode dite des « associations de mots » (ou « associations verbales »). Avec Franz Riklin, Jung observe que les patients confrontés à des mots liés à un vécu personnel douloureux ont des temps de réaction variables. Les deux chercheurs proposent le terme de « complexe (gefühlsbetonte Komplexe) » pour désigner ces fragments psychiques à forte charge affective, séparés du conscient et constitués « d'un élément central et d'un grand nombre d'associations secondaires constellées ». Pour améliorer les résultats de la méthode des associations verbales, Jung met au point un modèle de galvanomètre (nommé plus tard le « psycho-galvanomètre ») permettant l'enregistrement de la réponse électrodermique du sujet aux mots inducteurs selon les « effets galvaniques », en même temps que d'autres phénomènes végétatifs comme le rythme respiratoire, le pouls et la transpiration. Leurs travaux sont publiés sous le titre de Diagnostische Assoziationsstudien, préfacé par Bleuler.

Le 14 février 1903, il épouse Emma Rauschenbach, avec qui il aura cinq enfants. Emma est issue d'une famille aisée de fabricants de montres du canton de Schaffhouse, ce qui met dès lors Jung à l'abri des soucis financiers. Leur relation conjugale est cependant troublée par les infidélités de Jung dont la plus connue est sa liaison avec une de ses anciennes patientes, elle-même devenue analyste, Toni Wolff et avec laquelle il entretient durant des années une relation intellectuelle fertile.

Vers la même époque, Jung se penche sur le phénomène du somnambulisme médiumnique, après avoir lu l'ouvrage du genevois Théodore Flournoy consacré à ce sujet, Des Indes à la planète Mars. En 1902, Jung prend un congé sabbatique pour approfondir ses connaissances dans ce domaine. Il passe l'hiver 1902 - 1903, d'abord à Paris où il assiste aux cours de Pierre Janet et d'Alfred Binet à la Salpêtrière, puis à Londres. À son retour en 1904, Jung est nommé professeur adjoint à l'université de Zurich et le jeune couple emménage non loin du Burghölzli. Carl Gustav travaillant toujours davantage, les Jung n'ont pas de vie sociale. La même année naît leur première fille, Agathe Regina et à partir de ce moment Emma Jung se consacre au foyer, délaissant ses propres travaux de recherche sur la symbolique de la légende du Graal.

Au Bürghölzi, Jung continue ses recherches sur les complexes, « s'efforçant de trouver dans l'esprit de chacun l'intrus responsable du blocage de la libido », une problématique souvent attribuée à Freud et dont l'influence devient dès lors déterminante. Jung a en effet lu L'Interprétation des rêves paru en 1900 et sa thèse recèle des références au fondateur de la psychanalyse qui, à son tour, trouve les recherches de Jung et de Riklin comme étant des constatations a posteriori des siennes. La théorie de la névrose et du refoulement lui fournit les outils conceptuels pour continuer ses recherches, même s'il ne partage pas l'opinion de Freud sur l'origine traumatique des refoulements névrotiques. La psychanalyse l'attire toujours davantage, et peu à peu, les deux hommes s'écrivent. Jung se confie à Freud dès le début. Dans une lettre du 23 octobre 1906, la deuxième de leur correspondance, Jung expose le cas d'une de ses patientes en analyse, Sabina Spielrein, hospitalisée pour des crises d'hystérie, sans toutefois mentionner son nom, ni, surtout, lui révéler qu'elle est devenue sa maîtresse. Alors que leur liaison est à son apogée, vers 1908-1909, une lettre anonyme informe les parents de Sabina de la situation, ils exigent qu'il y mette fin. Le 7 mars 1909, pris de panique, il avoue à Freud avoir une liaison avec « une patiente » qu'il a autrefois tirée d'une « très difficile névrose » et qui maintenant menace de déclencher un scandale. Freud minimise la gravité de l'affaire. Jung ayant compris que c'était sa femme et non Sabina Spielrein qui a ébruité le secret, il écrit le 21 juin à Freud : « Ma façon d'agir était une muflerie dictée par la peur, et je ne vous l'avoue guère volontiers, à vous que je considère comme mon père ».

Lorsqu'en 1905, Jung accède à la Chaire de psychiatrie de l'université de Zurich, il a déjà avec Franz Riklin publié deux volumes sur les associations verbales. Mais la même année Riklin quitte Zurich et Jung fait alors appel à d'autres médecins pour continuer ses recherches : Karl Abraham, Hans Maier et Emma Fürst. Ses premiers cours portent sur la « signification psychopathologique des expériences d'associations ». Dès lors, Jung commence à acquérir une solide réputation, recevant la visite de plusieurs collègues étrangers. Le succès de son psycho-galvanomètre le conduit à accepter également le poste d'expert-psychiatre auprès des tribunaux du canton de Zurich : l'examen des témoignages en justice selon ses méthodes permet en effet la résolution d'affaires difficiles, notamment pour détecter une voleuse parmi trois infirmières. Hugo Münsterberg, professeur de psychologie à Harvard utilise lui aussi ses expériences d'associations de mots en milieu judiciaire en s'en attribuant la primauté. Lorsque Jung apprend ce détournement il exige et obtient de Munsterberg des excuses publiques.

Le galvanomètre mis au point et utilisé par Jung au Burghölzli pour enregistrer la réponse électrodermale aux mots de l'inducteur. Les plans sont de la main de Jung lui-même.

Dans les années 1900, l'enseignement universitaire de Jung devient très populaire en raison de sa diversité et de ses qualités didactiques. Jung aborde en effet des thèmes aussi divers que l'hypnose ou le processus de création chez les écrivains (tels Conrad Ferdinand Meyer, autre personnalité de Zurich) ou chez les musiciens (avec Robert Schumann). Ses cours sont fréquentés par des femmes de la bourgeoisie surtout zurichoise, que ses détracteurs surnomment les « Zürichberg Pelzmäntel » (« les dames en manteaux de fourrures »), qui lui font une « renommée locale de magicien  » en même temps que Sabina Spielrein rend publique leur liaison adultérine.

En 1906, malgré la réticence de Bleuler, Jung est nommé « Oberarzt » (« médecin adjoint »), et doit alors assumer des tâches administratives. Ses détracteurs fustigent son manque de considération pour ses patients qui ne sont pour lui que des matériaux de travail. La brouille avec Bleuler s'exacerbe en 1906 lorsque Jung décide d'entrer en contact avec Freud, alors « persona non grata » dans le monde universitaire et clinique, même si les deux hommes ne se rencontrent qu'en 1907. C'est alors que débute son implication active dans la psychanalyse naissante. Lucide, Jung est conscient des risques qu'il prend : « Quand j'ai commencé avec Freud, je savais que je risquais ma carrière » explique-t-il. En 1906 il publie, en se référant abondamment à Freud, ses Études diagnostiques sur les associations, qui font la synthèse de ses recherches depuis son entrée au Burghölzli. Il donne en même temps des cours sur l'hystérie, l'hypnose et la démence précoce. Concernant l'hypnose, à l'instar de Freud, et bien que Jung lui doive ses premiers succès (avec le cas d'une femme venue le consulter et présentant une paralysie hystérique d'une jambe) il considère qu'elle appartient au phénomène du transfert et en abandonne donc la pratique. La correspondance entre Freud et Jung est alors intense et dure jusqu'en 1914, date de leur rupture officielle. Jung a toujours manifesté une grande émotion en évoquant Freud, en dépit de leurs différences d'âge (Freud avait alors cinquante ans, Jung trente-et-un an). Peu après, Bleuler rejoint le mouvement psychanalytique, faisant de Zurich, après Vienne, le second pôle acquis aux théories de Freud. Pourtant, dès ces débuts, la divergence qui conduit les deux hommes à la rupture existe déjà de manière latente. Dans un article défendant Freud contre son détracteur Gustav Aschaffenburg, Jung se montre en effet peu enclin à admettre le « fondement sexuel » de l'hystérie, et il écrit plus tard à Freud qu'« un grand nombre de cas ont une origine sexuelle, mais pas la totalité ». Le rythme de la correspondance entre les deux hommes témoigne également de leur différence : Freud répond le jour même aux questions de Jung alors que celui-ci attend plusieurs jours voire des semaines avant d'envoyer sa réponse, toujours accaparé par des tâches administratives ou des travaux de recherche.

Relation avec Sigmund Freud

En septembre 1909, lors de la série de conférence faite à la Clark University, à Worcester, Massachusetts. De gauche à droite en bas Sigmund Freud, Stanley Hall, C. G.Jung ; derrière : Abraham A. Brill, Ernest Jones, Sandor Ferenczi.

En 1906, Jung publie sa Psychologie de la démence précoce un ouvrage dans lequel il soutient, à l'encontre de l'opinion de Bleuler, l'hypothèse de l'origine neurotoxique de la démence précoce. Il fait parvenir un exemplaire de son livre à Freud qui l'accueille favorablement. Les propos de Jung en faveur de la psychanalyse provoquent l'enthousiasme de Freud qui cherche alors à établir une relation plus soutenue. Il s'ensuit une amitié intense mais « conflictuelle », selon le mot de Freud, car ce dernier remarque vite chez son correspondant des « propos équivoques » et une absence d'adhésion totale à ses vues. Freud néanmoins évite de relever les points de désaccord, conscient de l'intérêt stratégique de l'« école de Zurich » pour le développement de la psychanalyse naissante en Europe. Dans une lettre datée du 29 décembre 1906, Jung analyse la nature de leurs divergences, énumérant cinq points déjà polémiques. Linda Donn dans Freud et Jung. De l'amitié à la rupture voit dans cette lettre le point de départ de la querelle entre les deux hommes.

C'est également à la même époque que les relations entre Jung et Eugène Bleuler se détériorent définitivement. Emma Jung suggère alors à son mari de quitter le Burghölzli pour ouvrir un cabinet et acquérir sa propre clientèle. Pour éviter de rendre publics leurs différends, Jung et Bleuler se mettent d'accord pour ne pas précipiter le départ du jeune psychiatre. Cette ambiance conflictuelle ne l'empêche pas de continuer ses recherches sur les associations, qu'il expérimente aussi sur lui-même, avec l'assistance du médecin Ludwig Binswanger. En 1907 Jung décide de s'éloigner de Bleuler, en allant rendre visite à Freud à Vienne. Il réalise alors son intronisation à la psychanalyse, se faisant il est « comme le trait d'union entre ses deux maîtres ». Les deux hommes se rencontrent le dimanche 3 mars 1907, chez Freud, en famille. En effet, la relation avec Freud se consolide durant l'année 1907. Cette rencontre avec le père de la psychanalyse (de 19 ans son aîné) est pour Jung déterminante. Les deux hommes échangent près de 360 lettres en l'espace de huit ans. Intégrant les postulats de la psychanalyse, Jung n'en demeure pas moins sceptique sur divers points. Il écrit par exemple :

« Un coup d'œil superficiel sur mon travail suffit pour voir ce que je dois aux géniales conceptions de Freud. Je puis assurer qu'au départ, j'ai passé en revue toutes les objections qui ont été lancées par les spécialistes contre Freud. Mais je me suis dit qu'on ne pouvait réfuter Freud qu'à condition d'avoir soi-même utilisé souvent la méthode psychanalytique et d'avoir vraiment fait des recherches de la même manière que Freud, c'est-à-dire en considérant la vie quotidienne, l'hystérie et le rêve de son point de vue, sur une longue période et avec patience. Si on ne peut pas le faire, on n'a pas le droit de porter un jugement sur Freud à moins de vouloir agir comme ces fameux hommes de science qui refusaient de regarder à travers la lunette de Galilée. »

D'emblée Freud le désigne comme son « fils et héritier scientifique », comme son « dauphin » selon l'expression d'un de ses biographes, Ernest Jones qui a suivi la relation des deux hommes. En 1910, Freud écrit en parlant de Jung : « Je suis plus que jamais convaincu qu'il est l'homme de demain » alors qu'Ernest Jones dit de lui qu'il « avait cru trouver en Jung son successeur direct », le seul apte à soustraire « la psychanalyse au danger de devenir une affaire nationale juive » (en effet la quasi-totalité des membres de l'entourage de Freud étaient juifs comme lui). S'ensuivent treize heures de discussions intenses qui se terminent sur une polémique. Jung veut en effet connaître l'opinion de Freud sur les phénomènes parapsychologiques. Freud dénigre cet intérêt pour un sujet qu'il considère comme appartenant au folklore. Cependant, alors qu'ils argumentent, un bruit de craquement se fait entendre à deux reprises dans la bibliothèque. Jung y voit une manifestation parapsychologique, ce qui terrifie Freud et lui inspire dès lors une certaine méfiance envers Jung. Plus tard, celui-ci y voit une manifestation de la synchronicité. Jung a l'intuition dès ce moment qu'il devait exister un « complexe tout à fait particulier, universel et en rapport avec les tendances prospectives des hommes ». Selon Linda Donn « Jung avait franchi un pas hors de l'orbite de Freud et avait perçu quelque chose de ses propres possibilités créatrices ». L'entrevue se termine sur une supplique de l'« homme de Vienne », qui demande solennellement à Jung : « Promettez-moi de ne jamais abandonner la théorie sexuelle !  ». Le psychiatre suisse est bouleversé par cette phrase : « Ce choc frappa au cœur notre amitié », dit-il. Pour Jung, ce comportement démontre la névrose de Freud, son ambition de se comporter en patriarche de la psychanalyse, et prouve son « matérialisme scientifique » qui est à la source de leur rupture à venir, en 1914. Cependant, en dehors de ces divergences, la communion est totale à l'issue de cette première rencontre et il s'établit dès ce moment un pacte d'amitié entre les deux hommes. Selon Linda Donn, « Freud et Jung essaieraient ensemble de dévoiler les mystères de la psyché et défieraient l'ordre psychiatrique établi ».

Sigmund Freud en 1911.

Peu après cette visite, Jung devient membre de la Société psychanalytique de Vienne qui vient d'être fondée (en 1908) et qui réunit tous les partisans de Freud. Il révèle également un de ses rêves à Freud que ce dernier interprète comme antisémite et qui constitue pour nombre de ses détracteurs un des premiers éléments à l'origine de sa dissidence d'avec Freud. La même année Jung décide de créer son propre cabinet d'analyse. Il fait construire à cet effet une solide bâtisse, à Küsnacht, en bordure du lac. Il en dessine lui-même les plans et confie la réalisation à son cousin architecte, Ernst Fiecher. Il souhaite avant tout une maison inspirant la sécurité pour favoriser le développement de sa vie intérieure et fait graver au-dessus de l'entrée un adage d'Érasme symbolisant sa pensée : « Vocatus atque non vocatus, Deus aderit », qui signifie : « Qu'on l'invoque ou non, Dieu sera présent ».

Au printemps 1908, Jung organise à Salzbourg le premier congrès de psychanalyse auquel il convie Freud et les autres psychanalystes de Vienne, de Zurich et d'ailleurs. C'est au cours de ce congrès qu'est créée une revue spécialisée, destinée à faire le lien entre Vienne et Zurich, la Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen (Annales de recherches psychanalytiques et psychopathologiques, abrégée en Jahrbuch, éditée chez Deuticke, à Vienne et à Leipzig). Bleuler, Freud et Jung en sont les directeurs. Jung participe ensuite à la création d'une société suisse de recherches freudiennes, réunissant psychiatres et médecins. Sa proximité avec Freud s'accroît encore lorsqu'il donne une conférence au vif succès intitulée « L'importance de la théorie de Freud en neurologie et en psychiatrie ». En 1909 le premier numéro de la revue est édité; Jung en est alors le rédacteur en chef. Sa notoriété internationale permet à cette revue naissante de toucher rapidement nombre de scientifiques, en particulier aux États-Unis, grâce à ses recherches sur les associations surtout. Alors que Freud souhaite que Jung mette toute son énergie et son temps dans la promotion de la psychanalyse, le psychiatre suisse nourrit d'autres occupations, notamment pour les phénomènes occultes. Il est ainsi élu membre honoraire de la Société américaine de recherches psychiques pour ses « mérites comme occultiste ». Jung travaille alors au cas d'Emil Schwyzer, dit l'« homme au soleil phallique », interné au Burghözli, où Jung continue ses travaux de recherche. Il souhaite faire de Schwyzer le cas exemplaire d'une nouvelle théorie de la démence précoce. Un autre cas pathologique, celui d'Otto Gross (fils d'Hans Gross, un célèbre magistrat autrichien) lui permet d'appliquer sa théorie des types psychologiques qu'il présente la première fois dans un article de la Jahrbuch intitulé « De l'influence du père sur la destinée de ses enfants ». Cet article mentionne aussi la possibilité d'un « inconscient collectif », une théorie en germe dès 1908 s'appuyant sur le cas Schwyzer (Cf. ci dessous, L'inconscient collectif et la contribution de Honneger). Notons que Jung a psychanalysé Otto Gross en deux semaines ce qui fit dire à Freud qu'il était étonné du « rythme juvénile » de son collègue zurichois et d'ajouter qu'avec lui à Vienne, le traitement aurait été plus long... En Fait Gross s'est ensuite enfui du Burghölzli ce qui fait de ce traitement un échec dont Jung s'explique longuement dans une lettre à Freud datant de 1907.

  • Parallèlement, sa relation avec Sabina Spielrein entre dans une phase de cercle vicieux pour Jung qui a de plus en plus de mal à s'en défaire. Spielrein correspond également avec Freud, lui donnant sa version de sa relation. Jung se défend alors en disant que Spielrein a transféré sur lui la figure du sauveur et de l'amant. Néanmoins il n'accepte pas de parler de relation adultérine lorsque Freud lui demande de s'expliquer. Voici ce qu'il écrit à Freud en guise de justification : « S. Spielrein est précisément la personne dont je vous ai parlé (...) Elle a été pour moi mon cas psychanalytique d'apprentissage, et c'est pourquoi je lui gardé une reconnaissance et une affection particulières. Comme je savais par expérience qu'elle rechutait immédiatement dès que je lui refusais mon assistance, la relation s'est étendue sur plusieurs années et je me suis finalement senti presque obligé moralement de lui accorder largement mon amitié; jusqu'au jour où j'ai vu qu'un rouage avait été par là involontairement mis en mouvement, raison pour laquelle j'ai enfin rompu. Elle avait naturellement projeté de me séduire, ce que je tenais pour inopportun. Maintenant, elle cherche vengeance. Elle a récemment répandu sur moi la rumeur que je divorcerais sous peu pour une certaine étudiante (...) Elle est comme Gross, un cas de lutte contre le père, et j'ai voulu par tous les diables la guérir (gratissime!) avec tant de quintaux de patience que j'ai même abusé de l'amitié à cette fin (...) Maintenant naturellement toute la magie est claire à mes yeux. Dans toutes ces affaires, les idées de Gross ont un peu trop hanté mon esprit(...) Gross et Spielrein sont d'amères expériences. Je n'ai accordé mon amitié à aucun de mes patients dans une telle mesure, et chez aucun je n'ai récolté pareille peine ».

À son cabinet privé, Jung se fait connaître en soignant l'Américain fortuné Joseph Medill McCormick, fils du magnat de la presse de Chicago. Dès lors, son cabinet ne cesse d'accueillir des américains impressionnés par ses théories et sa cure. Il se rend ainsi en Amérique, avec Freud, accompagné du psychanalyste Sándor Ferenczi (présenté à Freud par Jung) et d'Ernest Jones, pour une série de conférences à l'université Clark à Worcester, Massachusetts, invité par son président Stanley Hall. Les deux hommes se voient honorés du titre de LL. D. (docteur des deux droits). C'est durant cette période que Freud désigne explicitement Jung comme son « successeur et prince héritier ». Freud se méfie alors des États-Unis, incapables pour lui d'accueillir la psychanalyse. La notoriété de Jung dans ce pays accroît encore sa méfiance. Pour Jung, la méfiance de Freud s'explique par des motifs personnels : « Au cours de toutes ces années où nous fûmes si proches, il n'y eut que des projections » explique-t-il dans Ma Vie. Réfractaire donc, Freud ne se sent pas à l'aise et, lors de leur retour, sur le port, le médecin viennois défèque dans son pantalon. Secouru par Jung, celui-ci lui dit vouloir l'analyser. Freud refuse, arguant ne pas vouloir risquer son autorité. Cet épisode accroît davantage la mésentente entre les deux hommes. Reclus dans sa chambre d'hôtel Freud ne voit rien des États-Unis alors que Jung, enjoué, rencontre Stanley Hall, William Stern, Albert Michelson, Franz Boas l'anthropologue, Adolf Meyer, Ernst Neumann, John Dewey et Wilhelm Wundt; il développe donc ses relations outre-Atlantique, ce qui explique sa notoriété en Amérique. Avec William James, qu'il rencontre lors d'une conférence à l'université Clark, Jung s'entretient à propos des phénomènes parapsychologiques et de leur volonté commune d'œuvrer dans leur étude, en vain puisque James meurt en 1910.

L'inconscient collectif et la contribution de Honneger

Sous l'autorité de Jung depuis son entrée au Burghözli en 1909, un jeune psychiatre en formation, Johann Jakob Honneger (1885-1911), se passionne pour la psychanalyse. Jung lui donne alors à étudier le cas d'Emil Schwyzer, pensionnaire de la clinique zurichoise depuis 1901. Un délire de ce patient intéresse particulièrement Jung : Schwyzer y voit le soleil comme un astre sexué, possédant un phallus dont le mouvement érotique produit le vent. Très vite, Honneger et Jung y reconnaissent l'expression de mythes inconnus du patient, comme celui lié à la liturgie de Mithra.

Un rêve de Jung l'oriente alors vers le concept d'archétype, qu'il développe formellement à partir de 1911, dans l'ouvrage fondateur de la psychologie analytique, Métamorphoses et symboles de la libido qui traite des images mythologiques dans les rêves et les hallucinations. Jung demande à Honneger de recueillir le maximum de renseignements cliniques de ce patient, dont l'observation est ensuite utilisée par le jeune assistant pour rédiger sa thèse de psychiatrie. Entrevoyant l'importance de ses découvertes, Jung impose à Honneger un rythme de travail extrême, à tel point que l'étudiant sera plus tard considéré par certains critiques de Jung comme le véritable découvreur du concept d'inconscient collectif : l'appropriation des travaux d'Honneger par Jung est par exemple un thème central dans la rhétorique de Richard Noll, son principal détracteur. Cependant, la théorie culturelle de Jung a précédé les conclusions d'Honneger puisqu'elle est déjà formulée dans une lettre adressée à Freud, dans laquelle Jung résume sa position en ces termes : « Nous ne résoudrons pas le fond de la névrose et de la psychose sans la mythologie et l'histoire des civilisations ».

En 1910, dans une conférence intitulée « La formation du délire paranoïaque » donnée à Nuremberg, Honneger expose ses propres conclusions relatives au cas de Schwyzer. Mais souffrant de dépression, il se suicide l'année suivante, en mars 1911 et Jung récupère les notes de son élève pour terminer son travail. Ces documents ayant par la suite disparu, Jung a été accusé d'avoir repris à son propre compte le travail de Honneger. C'est cependant lui qui avait orienté son jeune assistant vers des ouvrages lui permettant de comprendre le « cas Schwyzer ». Pour Deirdre Bair, « il n'existe aucun document permettant d'élucider cette question, et l'on en est réduit aux conjectures ». Il reste certain que Jung s'est penché sur le cas d'Emil Schwyzer dès 1901.

Rupture avec Freud

En 1911 Jung commence sa relation adultérine avec Toni Wolff, qui le fascine notamment parce qu'elle est férue de mythologie. Jung entretient alors une relation triangulaire avec elle et sa femme. Pour Deirdre Bair, « Toni Wolff devint la première d'une longue série de femmes qui gravitèrent autour de Jung parce qu'il leur permettait de mettre leurs intérêts et leurs capacités intellectuelles au service de la psychologie analytique ». En 1911, la psychanalyse a acquis une renommée mondiale, grâce notamment au Congrès de Weimar. Parallèlement, il consacre de moins en moins de temps à éditer les « Jahrbuch » ; selon le biographe de Freud, Ernest Jones, la dégradation de leur relation commence réellement en 1911, au congrès de Weimar et à la fondation de la Société Internationale de Psychanalyse, mais elle ne porte pas sur le concept de libido ou sur l'utilisation des mythes comme souvent on a pu le penser. Selon Jones en effet, le problème vient plutôt de ce que « Jung était si absorbé dans ses recherches, que celles-ci nuisaient gravement à ses obligations de président » de l'Association de psychanalyse internationale. La critique de Freud porte sur le fait que Jung s'appuie sur trop de sources extérieures, du domaine religieux ou mythologique. Jung réplique en expliquant qu'il trouve « trop inquiétant de laisser de côté de larges domaines du savoir humain ». La méthode dite circulaire de Jung, qui revient sans cesse sur ses écrits antérieurs dérange également Freud. Jung est de plus en plus accaparé par des tâches administratives, trouvant peu de temps pour continuer ses recherches, notamment sur l'origine de la religion. Président de la Société Internationale de Psychanalyse, rédacteur en chef des « Jahrbuch », il ne peut assurer une correspondance avec Freud qui le soupçonne de vouloir créer son propre mouvement psychanalytique et d'échapper à son autorité. Le psychanalyste et fervent défenseur de Freud Ernest Jones est le premier à entrevoir la future rupture entre les deux hommes, dont les causes mêlent mésententes personnelles, divergences théoriques et conflit de caractères.

Photographie de 21 septembre 1911 lors du congrès de Weimar. Jung est au centre, à la gauche de Freud.

Jung rencontre en 1912 « Miss Miller », portée à sa connaissance par les travaux de Théodore Flournoy, et dont le cas névrotique étaye davantage sa théorie de l'inconscient collectif. L'étude de ses visions lui procure les matériaux nécessaires pour étayer son raisonnement, dans Métamorphoses de l'âme et ses symboles. Freud parle alors d'« hérésie », ce qui devait précipiter leur rupture. Néanmoins celle-ci fut largement consommée par ce qu'on a appelé le « geste de Kreuzlingen » : un malentendu sur l'envoi d'une lettre entre les deux hommes, et qui disparaît, renvoyant chacun sur sa position. Deirdre Bair note que « Dans les courriers échangés entre le 8 juin et la fin du mois de novembre 1912, on ne trouve plus qu'amertume, récriminations et désir de vengeance ». De plus, le débat autour du concept de libido, en 1912, met le feu aux poudres, à propos du cas célèbre de Daniel Paul Schreber, auteur des Mémoires d'un névropathe. Freud y voit l'illustration de son concept de libido, or, pour Jung : « la suppression de la fonction de réalité dans la demencia praecox ne se laisse pas réduire au refoulement de la libido (définie comme faim sexuelle), du moins, moi, je n'y arrive pas » avoue-t-il. Freud voit donc en Jung un dissident, comme le fut Alfred Adler au début du mouvement psychanalytique ; néanmoins, contrairement à ce dernier, il considère que « c'est le désir d'éliminer ce qu'il y a de choquant dans les complexes familiaux, afin de ne pas retrouver ces éléments choquants dans la religion et la morale, qui a dicté à Jung toutes les modifications qu'il a fait subir à la psychanalyse ».

Une série de conférences aux États-Unis, en 1913, à la Fordham University, intitulée « La Théorie psychanalytique », et le livre qu'en tire Jung, le célèbre Métamorphose et symboles de la libido, envenime sérieusement la situation. Jung profite de l'occasion pour expliquer en quoi ses idées diffèrent de celles de Freud. Jung se grandit en prétendant avoir analysé aux États-Unis des patients noirs et même avoir rendu visite au président Theodore Roosevelt. À cela s'ajoute une fausse lettre écrite par Ernest Jones, prétendument envoyée par Jung à son père au Pays de Galles, qui discrédite l'autorité de Freud. Cela motive son bannissement officiel dès le mois d'août 1912. Dès lors, le mouvement psychanalytique se divise en deux obédiences : les partisans de Freud d'un côté, avec Karl Abraham (qui écrit une sévère critique de Jung) et Ernest Jones en défenseurs de l'orthodoxie freudienne et ceux de Jung de l'autre (dont Leonhard Seif, Franz Riklin, Johan Van Ophuijsen entre autres).

En 1913, comme pour officialiser cette rupture, Jung présente succinctement au XVIIe Congrès international de médecine organisé à Londres en août sa nouvelle approche qu'il nomme la « psychologie analytique », la distinguant de la psychanalyse de Freud et de la psychologie des profondeurs d'Eugène Bleuler. Jung y suggère de libérer la théorie psychanalytique de son « point de vue exclusivement sexuel » en se focalisant sur un nouveau point de vue énergétique se fondant sur celui développé par Henri Bergson. Jung y fait ensuite une intervention intitulée « Contribution au problème des types psychologiques ». Cette nouvelle typologie de la personnalité est une autre façon de se démarquer de Freud. Néanmoins Jung est réélu pour un second mandat en tant que président de l'International Psychoanalytical Association. Cette conférence porte un coup fatal à la collaboration de Jung avec Freud, qui y voit un geste de trahison. Ainsi, la lettre de Freud du 27 octobre 1913 officialise la rupture : « Votre allégation, comme quoi, je traiterais mes partisans comme des patients est évidemment fausse (…) Par conséquent, je propose que nous abandonnions nos relations personnelles complètement. ». Les deux hommes continuent néanmoins de correspondre toute l'année 1913 mais sous le style formel de ces échanges, l'amertume est manifeste. Jung continue en effet de présider la Société Internationale de Psychanalyse et de coordonner les « Jahrbuch ». Dans ses écrits ultérieurs, Freud considère que Jung a voulu le supplanter comme créateur de la psychanalyse. Par la suite, Jung refuse de reconnaître l'importance de la psychanalyse de Freud dans sa propre conception.

Les deux hommes ne se remettent jamais de cette rupture qui clôt une amitié certaine. Elle marque surtout deux visions différentes mais complémentaires dans une certaine mesure de la psyché. La cause du conflit entre Freud et Jung conditionne bien plus que l'histoire des relations entre la psychanalyse et la psychologie analytique : elle exerce une profonde influence également sur les raisons du rejet médiatique et institutionnel des théories de Jung.

La confrontation à l'Inconscient

Saint Michel combattant le dragon d'Étienne Chevalier. « Notre âme, comme notre corps, est composée d'éléments qui tous ont déjà existé dans la lignée des ancêtres. Le « nouveau » dans l'âme individuelle est une recombinaison, variée à l'infini, de composantes extrêmement anciennes ».

L'année 1913 marque pour Jung un retour sur lui-même : la rupture avec Freud le confronte personnellement à une désorientation totale, « l'impression de faire un terrible saut dans l'inconnu ». À cette époque, Jung dit faire face à l'inconscient, et c'est à ce moment qu'il prend « conscience de [s]on Soi/la totalité de [lui]-même, au travers de [s]on travail », confrontation qui ne s'achève qu'en 1919. Pour la biographe Deirdre Bair, « Tout se passa à travers des visions et des rêves qu'il était incapable de comprendre ». L'interprétation de certains rêves lui donne l'idée, pour ne pas perdre sa raison, de revivre ses expériences de petit garçon afin d'en retrouver les émotions. Jung dit en effet n'avoir aucune capacité, lors de cette période, de se comporter en adulte et de mener des activités de recherche.

Il démissionne alors de son poste à l'université de Zurich et se tourne vers sa famille pour savoir s'il est encore normal et pour reprendre pied dans la réalité. Il commence alors à « écrire ses rêves » et à construire des petits villages afin de donner forme à ses visions, activités ponctuées par la visite de patients qu'il a le plus grand mal à écouter. « J'étais sur la voie qui me menait vers mon mythe » admet-il plus tard. C'est aussi à ce moment où, en secret, il rédige spontanément (en trois nuits), dans un événement extatique, Les Sept Sermons aux morts, son écrit le plus mystique dans lequel il se voit sous les traits du gnostique Basilide, créateur de l'abraxas. Néanmoins la dimension hermétique de ce livre et ses conditions de rédaction, parapsychologiques, poussent Jung à ne pas en parler, craignant d'être accusé de se considérer comme un visionnaire.

Ses expériences de régression sont compilées dans Le Livre noir, intitulé peu après Le Livre rouge et qu'il garde à sa discrétion seule et qui n'est publié qu'en 2009. Sa façon de diriger la cure analytique s'en ressent ; il cherche alors chez ses patients les éléments de leurs « mythes personnels » et donne là les premiers signes d'une future théorie cohérente et distincte de celle de Freud et qu'il appelle à cette époque alternativement « psychologie analytique » ou « psychologie prospective ».

Durant cette période de retour sur lui, Jung continue néanmoins de travailler à la rédaction de Types psychologiques (que de nombreux spécialistes considèrent comme sa plus importante contribution au mouvement psychanalytique). Puis il démissionne de son poste aux « Jahrbuch », s'accordant ainsi du temps supplémentaire à sa recherche intérieure. Celle-ci passe par une méthode inventée par Jung, qui consiste à se laisser aller aux fantasmes et visions diurnes, ce qu'il nomme l'« imagination active » et qu'il nomme d'abord « fonction transcendante ». Ces dernières sont également consignées dans Le Livre rouge, qui marque aussi le début de son intérêt pour le gnosticisme. Il y narre notamment la confrontation avec trois personnages imaginaires représentant des complexes inconscients projetés : Salomé, une femme, et Elie puis Philémon. Des rencontres avec Toni Wolff naissent les concepts d'« anima », d'« animus » et de « persona » également. À l'issue de cette confrontation avec l'inconscient, Jung en ressort grandi et affirmé, soucieux dès lors de rendre accessible au monde sa théorie.

En 1914, Jung donne une série de conférences au Bedford College de Londres, puis participe à un congrès médical à Aberdeen, en Écosse. Il doit ensuite rentrer rapidement en Suisse, suite à la déclaration de guerre. Il occupe alors un poste de capitaine dans l'armée, puis, de 1917 à 1918 il est commandant du camp de prisonniers de guerre anglais internés à Château-d'Œx. Il exerce ensuite à Mürren.

Fondation de la psychologie analytique

Herman Hesse, patient de Jung.

Peu à peu, Jung constitue autour de lui et de sa femme Emma Jung un cercle de partisans, des couples la plupart du temps : les Maeder, les Riklin, les Sigg-Böddinghaus, Maria Moltzer et Oskar Pfister ainsi que des médecins du Burghölzli. Eugène Bleuler, réticent à l'égard de Freud, rejoint Jung et organise alors des réunions de psychologie. Jung reçoit à cette époque plusieurs fois, chez lui, le physicien Albert Einstein. Parallèlement, sa clientèle augmente considérablement et il en tire de formidables revenus. Nombre de ses clients fortunés sont alors américains. Il est ainsi l'analyste de David et Edith Eder qui deviennent ses premiers traducteurs et il fait la connaissance d'Edith Rockefeller qui le consulte pour une dépression nerveuse. Ses patients comptent nombre de célébrités de l'époque : la directrice de l'école de danse Suzanne Perrottet, le maître de ballet de l'opéra de Berlin Max Pfister. Dès cette époque en effet Zurich devient le berceau de la psychologie analytique. Jung et ses partisans fondent donc le Club psychologique de Zurich qui réunit nombre de personnes différentes, devenant, sous le succès des ralliements, l'Association de psychologie analytique et dont Jung est le premier président en 1916. Cette association a pour but avoué de promouvoir les théories de Jung et rassemble la plupart des analystes zurichois qui ont rompu avec Freud, parmi lesquels : Franz Riklin, Alphonse Maeder, Adolf Keller, Emma Jung, Toni Wolff, Hans Trüb (médecin et psychanalyste du Burghölzli qui devient le psychanalyste d'Emma Jung) et Herbert Oczeret. Jung réunit également chez lui des sommités du monde intellectuel comme le chimiste Eduard Fierz, ainsi que le mystique juif Siegmund Hurwitz également.

Le Club de psychologie analytique organise dès 1916 des conférences ; la première est intitulée « L'individu et la société » et a pour but de présenter et de vulgariser les thèses de Jung. La question des types psychologiques entraîne des dissidences au sein du club cependant. Jung travaille alors lui-même avec l'analyste bâlois Hans Schmid qui l'aide à définir les fonctions psychiques mais leur collaboration cesse en 1915, après une brouille théorique relative à l'individuation et surtout aux types supplémentaires ajoutés par Jung du « conscient » et de l'« inconscient ». Jung reprend ensuite sa correspondance avec Sabina Spielrein alors restée fidèle à Freud, s'axant principalement sur le thème des types psychologiques. Jung publie néanmoins ses Types psychologiques en 1921 : il y définit plusieurs concepts capitaux de sa théorie : les types introvertis et extravertis d'une part, les quatre fonctions psychiques de l'autre, la théorie aboutissant donc à huit types psychologiques possibles. Freud lit alors l'ouvrage et le déclare comme étant « le travail d'un snob et d'un mystique ». Pour Jung, cette approche pose les fondements de son cadre théorique, le poussant vers la philosophie, la théologie, l'art, la chiromancie, l'astrologie. Par ailleurs, il offre, selon lui un « système de comparaison et d'orientation rendant possible (…) une psychologie critique ». À ce moment-là de sa vie, Jung est considéré comme le seul théoricien analytique capable de rivaliser avec Freud.

Jung a comme patient entre 1921 et 1922, l'écrivain Hermann Hesse qui vient le consulter pour dépression nerveuse. En effet, la mort de son père et la maladie de sa femme et de son fils le poussent à la dépression. Il consulte d'abord chez J. B. Lang, élève de Jung en 1916 puis est pris en charge par le psychiatre suisse. Ils se brouillent en 1934 quant à la notion de sublimation, Hesse étant du même avis que Freud. L'auteur de Demian doit beaucoup au psychiatre suisse dans l'élaboration de son univers littéraire. Un autre écrivain s'adresse également à Jung à cette époque : l'Irlandais James Joyce, mais le psychiatre ne peut le recevoir et l'envoie donc vers un confrère. Dépité, Joyce retourne en Irlande sans avoir rencontré Jung, trop occupé. L'auteur se moque de la psychanalyse de Jung, en mémoire de cet événement, dans son roman Finnegans Wake.

Autour de Jung trois femmes dont deux Américaines (Kristine Mann et Eleanor Bertine) et une Anglaise (Esther Harding, qui fonde en 1922 le Club Psychanalytique de Londres) deviennent les principales militantes de son œuvre aux États-Unis et en Angleterre. Par ailleurs, le docteur Helton Godwin Baynes traduit les œuvres de Jung en langue anglaise. Au Club de Zurich, certaines dissensions aboutissent à des départs. Oskar Pfister notamment dénonce le culte de la personnalité autour de Jung. Face à ces critiques, Jung, Emma et Toni Wolff quittent un temps le Club pour n'y revenir qu'en 1924. Cette année, Jung, que l'on surnomme alors « le sage de Zurich », fait la connaissance de l'excentrique Comte Hermann von Keyserling, fondateur de la Maison de la sagesse (Schule der Weisheit) à Darmstadt, où il est souvent invité.

Voyages, maturité et renommée internationale

« Certes, l'alchimie a aussi ce côté, et c'est dans cet aspect qu'elle constitua les débuts tâtonnants de la chimie exacte. Mais l'alchimie a aussi un côté vie de l'esprit qu'il faut se garder de sous-estimer, un côté psychologique dont on est loin d'avoir tiré tout ce que l'on peut tirer ».

En 1925, Jung et quelques amis proches se rendent de nouveau aux États-Unis, pour un séjour de découverte du pays. Ils visitent ainsi Chicago, Santa Fe et Taos, le Grand Canyon, le nord-ouest de l'Arizona, le Nouveau-Mexique et le Texas, puis la Nouvelle-Orléans et Washington D.C. Il en profite également pour rassembler des matériaux de recherche sur la pensée indienne d'Amérique. À ce titre, il rencontre, par l'intermédiaire d'une analyste jungienne, Jaime de Angulo, Antonio Mirabal, surnommé « Lac des Montagnes », chef de la tribu Hopi. Jung a avec ce dernier de nombreuses discussions concernant le système religieux des Hopis, fondé sur la prédominance du soleil.

À la fin de l'année 1925 (en juillet), Jung, aidé de deux amis, monte une expédition financée en partie par le magnat Fowler McCormick, baptisée « expédition psychologique de Bugishu », en Afrique. L'objectif pour Jung est de lui fournir un « point de repère » hors de sa propre civilisation. Il déclare ainsi vouloir recueillir les témoignages de deux tribus vivant sur le mont Elgon : les Karamojongs et les Sabéens. Grâce à son interprète, un indigène qui parle swahili, du nom d'Ephraïm, Jung peut approcher au plus près des tribus et de leurs modes de vie. L'expédition part de Nairobi et se rend jusqu'en Ouganda puis Jung décide de remonter jusqu'en Égypte en suivant les sources du Nil, passage dangereux et alors peu pratiqué. Ils manquent de mourir lors de cette traversée du Soudan mais parviennent finalement à récupérer un bateau les conduisant au Caire. Cette ville le séduit beaucoup, bien qu'il admette plus tard qu'il « ne [put] jamais être en contact réel avec l'islam ». Cette année 1925 marque un besoin de voyager, besoin qui s'atténue dans le reste de la vie de Jung, qui se consacre désormais pleinement à découvrir « ce qui se passe quand on éteint la conscience ». En effet Jung a alors amassé une somme suffisante de matériaux ethnologiques, permettant d'étudier les manifestations de l'inconscient collectif.

À partir de 1926 et de son retour d'Afrique, les interventions publiques de Jung prennent une forme davantage structurée, par la mise en place d'une série de conférences hebdomadaires, sur quatorze années (ayant lieu le mercredi matin, en anglais). La première se déroule du 26 mars au 6 juillet 1925, intitulée « Psychologie analytique », au cours de laquelle Jung donne une histoire de sa pensée, revenant aussi sur ce qu'il nomme « les années Freud ». L'Association de Psychologie Analytique obtient d'Edith McCormick une très belle maison qui abrite aujourd'hui l'Institut C. G. Jung de Zürich. Dès lors, Jung s'entoure d'hommes et de femmes qui le suivront jusqu'à la fin de sa vie. Aniéla Jaffé est d'abord secrétaire de l'Institut à partir de 1947 avant de devenir sa secrétaire personnelle à partir de 1955 et jusque dans ses dernières années. Barbara Hannah (1891 - 1986), américaine, est sa continuatrice aux États Unis alors que James Kirsch, Carl Alfred Meier, seul analyste qualifié par Jung de « disciple et de dauphin », et Jolande Jacobi (qui, subjuguée par Jung, passe son doctorat de psychologie dans le seul espoir de l'aider dans son travail) le représentent en Europe. Le physicien, prix Nobel, Wolfgang Ernst Pauli vient trouver Jung en 1931, pour des rêves étranges et pour son alcoolisme. Cependant, découvrant la richesse de ses matériaux archétypiques, Jung décide d'orienter Wolfgang Pauli vers une autre analyste, Erna Rosenbaum, afin de ne pas interférer avec sa vision brute de ces éléments. Jung sélectionne par la suite quarante-cinq rêves, qui prennent place dans son essai Les Symboles oniriques du processus d'individuation. S'ensuivent également une amitié indéfectible et « une extraordinaire conjonction intellectuelle, non seulement entre un physicien et un psychologue, mais entre la physique et la psychologie ». En 1932 Jung reçoit de la ville de Zurich un prix de littérature qui le consacre par la même occasion personnalité suisse incontournable.

Enfin, la véritable rencontre de cette époque est pour Jung celle de Marie-Louise von Franz, en juillet 1933 alors que la jeune fille n'a que dix-huit ans. Très douée dans des matières comme les mathématiquess, la médecine et les lettres classiques, Von Franz est déterminée à devenir l'associée principale de Jung. Celui-ci l'oriente donc vers une discipline où il manque et de temps et de compétence pour avancer dans ses recherches : la traduction et la philologie. Jung a en effet besoin de quelqu'un pour traduire des textes alchimiques anciens écrits en latin, en grec, ou en ancien français, domaines dans lesquels la jeune Von Franz excelle. Sa découverte de l'alchimie date alors d'une dizaine d'année, depuis sa rencontre avec le sinologue et ami Richard Wilhelm, traducteur en allemand du Yi King chinois, chez le comte Hermann von Keyserling, avec lequel il entretient une profonde amitié jusqu'à la mort de Wilhelm en 1930.

Revenant souvent sur ses premiers écrits scientifiques, Jung entreprend dès 1930 de se consacrer aux archétypes et à l'inconscient collectif. Il met au point également une méthode d'analyse propre, consistant à reporter les patients en cure sur des confrères et consœurs proches, tout en suivant l'évolution de l'analyse régulièrement. Cette méthode aboutit plus tard à la notion d'« analyse didactique », qui se montre dès le début couronnée de succès. Jung développe aussi la pratique de la double thérapie : les patients sont en analyse avec Jung mais aussi avec l'un de ses associés, du sexe opposé au leur, en raison des biais provoqués par l'anima chez l'homme ou par l'animus chez la femme. Ses cures analytiques sont des réussites, l'une de ses proches, Aniela Jaffé, expliquant que Jung a le don « de mettre le doigt sur la vérité de chaque analysant ». Celles-ci sont fondées sur une relation directe avec le patient, sur l'explication psychologique de leurs troubles sans euphémisme, sur la « dépression créatrice » et l'examen approfondi de leur émotion enfin.

De 1930 à 1934, Jung analyse notamment Christiana Morgan qui met en dessin ses rêves. Le psychiatre suisse utilise ainsi ses esquisses pour illustrer sa théorie des images archétypiques. Mais le contexte politique en Europe évolue (montée des fascismes) et Jung décide de consacrer désormais ses conférences sur le Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche grâce auxquelles il publie l'étude La Structure de l'inconscient. De plus en plus, Jung s'intéresse au para-psychologique, et moins aux cas de ses patients ; selon l'analyste américain Henderson, en 1934, « les séminaires de Jung ne contenaient plus de matériaux liés à des cas individuels ». Dès lors Jung voit dans l'alchimie un terreau pertinent permettant de comparer les archétypes, et illustrant le concept d'individuation. Cette passion entraîne le départ de Toni Wolff qui n'y voit que superstition alors que Marie-Louise Von Franz reste à ses côtés.

De 1933 à 1937 Jung est à la tête de la société de psychanalyse allemande. Son premier éditorial déclare : « the society expects all members who work as writers or speakers to work through Adolf Hitler's Mein Kampf with all scientific efforts and accept it as a basis », dans le respect des directives imposées par le régime.

Jung reçoit de célèbres patients, parmi lesquels : Hugh Walpole, Herbert George Wells, Arnold Toynbee et Scott Fitzgerald. En 1932, le journal Neue Zürcher Zeitung demande à Jung un article sur Pablo Picasso à l'occasion d'une exposition à la Kunsthaus. Jung accepte mais rédige un article dénué de compréhension pour l'art moderne, ce qui lui vaut de nombreuses critiques. La même année, l'analyse qu'il fait du Ulysse de James Joyce est également un fiasco. Jung découvre réellement Joyce alors que celui-ci revient le consulter, cette fois pour sa fille Lucia, atteinte de graves troubles de la personnalité. Cependant leur relation est assez houleuse, Jung suspectant Lucia d'être la femme inspiratrice de Joyce, qui n'apprécie pas la remarque. En dépit de cet épisode, la renommée de Jung s'étend, et, en Suisse, il est bientôt vu comme le psychologue le plus doué de sa génération. Ainsi, en 1935, le Club psychologique devient une association professionnelle, la Scweirzerische Gesellschaft für praktische Psychologie, groupant médecins et psychologues autour de Jung.

Nouveaux voyage et orientalisme

Manuscrit de la lettre de rupture que Freud envoya à Jung en 1913. Les années suivantes Freud se brouille avec d'autres analystes de renom parmi lesquels Otto Rank, Wilhem Stekel, Victor Tausk, Sándor Ferenczi, ou encore Wilhelm Reich.

En 1933, Jung est de nouveau en voyage. Il visite la Palestine, qui lui fait une très forte impression, avec un ami, le chimiste Hans Eduard Fierz-David, qui est un précieux atout pour le psychiatre car il travaille à l'époque sur une histoire de la chimie, allant de l'alchimie à la science moderne. La même année, il assiste pour la première fois aux « journées d'Eranos », organisées par Olga Fröbe-Kapteynn(1881 - 1962), près d'Ascona, en Suisse italienne. Olga Fröbe-Kapteynn veut faire de ces journées un lieu de rencontres entre les spiritualités et les pensées de l'Est et celles de l'Ouest. Ces rencontres sont en effet destinées à être un lieu d'échanges entre psychologues, médecins, mythologues, théologiens et scientifiques de tous bords. Si l'idée venait de la riche héritière de la Compagnie des freins Westinghouse en 1930, lors de leur rencontre chez le comte Hermann von Keyserling, Jung en fait très vite un haut lieu de la psychologie analytique.

En 1935, le corps médical britannique invite Jung pour une série de conférences organisées à l'Institut de psychologie médicale de la clinique Tavistock de Londres. Jung y présente sa théorie, et la notion d'inconscient collectif. Samuel Beckett et son analyste, Wilfred Bion sont dans l'assemblée. Jung évoque également l'importance de la religiosité du patient dans le cadre de la cure, avançant même que le système de la confession est une psychanalyse avant l'heure. Il conclut alors sur le danger de la « bête blonde », l'Allemagne nazie, qui témoigne, selon lui, du risque qui se présente lorsque « L'image archétypique que l'époque ou le moment produit prend alors vie et s'empare de tout le monde », sorte de psychose collective qu'il avait annoncée dans ses écrits dès 1918, et qu'il développe l'année suivante, dans son essai Wotan, dans lequel il annonce « le réveil de l'inconscient allemand ».

En 1936, Jung est invité pour une autre intervention lors de la Conférence sur les Arts et les Sciences, à Harvard, où il reçoit également la distinction de docteur honoris causa. Néanmoins, sa présence est perçue de manière mitigée ; en effet un précédent article de Jung intitulé « Différences indéniables dans la psychologie des nations et des races » est accusé de sympathies nazies. Un autre article, à son retour des États-Unis, lors d'un entretien dans le quotidien anglais The Observer, sur « La psychologie de la dictature », met le feu aux poudres. Jung y dit en effet voir dans le président Theodore Roosevelt un dirigeant semblable aux dictateurs Hitler et Mussolini. Une autre phrase envenime la situation : Jung assimile Hitler à un « médium » et exprime : « La politique allemande ne se fait pas, elle se révèle à travers Hitler. Il est le porte-parole des dieux comme jadis ». Cet épisode aggrave l'image publique de Jung, considéré comme pro-nazi, opinion encore renforcée par une rumeur qui veut que Jung se soit rendu en Allemagne en 1936, invité par Joseph Goebbels, chef de la propagande nazie, qui aurait voulu son opinion sur l'état mental des dignitaires du Parti. C'est avant tout un proche de Jung, Wylie, qui narre cet événement, dont aucun document n'atteste la véracité, mais qui a donné des arguments à ses détracteurs. Lors d'une série de conférences à New Haven (près de l'Yale), en octobre 1936, à l'Église unifiée de Bridegport, intitulée « la religion vue à la lumière de la science et de la philosophie », Jung évoque pour la première fois ses recherches sur l'alchimie. Il acquiert deux nouvelles personnalités à sa cause : l'analyste James Whitney junior et l'écrivain Robert Grinnell.

L'université hindoue de Bénarès.

À son retour, en 1937, Jung part de nouveau pour un séjour en Inde, avec Fowler McCormick. Ils visitent Calcutta, Delhi, Bénarès (où Jung reçoit un titre honorifique), Madras, Ceylan entre autres villes. Ce voyage est pour lui « un moment décisif de [s]a vie (…) ce dont j'ai fait l'expérience là-bas a mis fin au problème chrétien tel que je me le posais ». En effet, en découvrant la spiritualité indienne il découvre également un système donnant autant de place au Bien qu'au Mal, deux concepts très liés, sans connotation morale en Inde. Jung rencontre, par ailleurs, des auteurs de traités sur le yoga et sur le culte de Kâlî à Calcutta, qu'il synthétise dans son ouvrage Psychologie et orientalisme. Jung est ensuite touché par une violente dysenterie amibienne qui le cloue au lit. Il est alors assailli par des rêves pénétrants qui tous renvoient à l'image du Saint Graal. L'un de ces rêves le marque profondément comme étant l'« un des plus impressionnants qu'il ait jamais faits ». Ces visions le mettent sur le chemin du développement du concept d'individuation. Jung fait en effet connaissance avec l'image du Soi à travers la notion de « atman » ; il comprend dès lors le sens de ce rêve qui lui imprime l'ordre d'« all[er] au-delà du monde chrétien ».

La controverse sur le rapprochement de Jung au régime nazi

Depuis les années 1926 et 1927, Jung est affilié à un groupe d'analystes berlinois, dirigé par Robert Sommer et Wladimir Eliasberg, nommé Société médicale allemande de psychothérapie, et qui a pour but de fédérer les perspectives freudiennes, jungienne et adlérienne. Il est nommé en 1930 membre d'honneur. Parmi les membres siège Matthias Heinrich Göring, cousin du leader nazi Hermann Göring, futur Reichmarshall du Parti fasciste. La particularité de Jung est que, contrairement à Freud, la psychologie analytique est bien perçue en Allemagne, et ce, bien avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Cette société est ensuite, en 1933, récupérée par le mouvement Völkisch, prônant la supériorité de la culture allemande et germanique, notamment par la Deutsche Glaubensbewegung (le « Mouvement de la Foi allemande ») fondée par Jakob Wilhelm Hauer qui fréquente très tôt les conférences et le cercle jungien des années 30. Il utilise notamment le concept de l'inconscient collectif dans un sens plus politique que scientifique, principalement pour suggérer l'existence d'un inconscient racial justifiant le lebensraum des nazis. Matthias Göring tente alors d'utiliser la renommée de Jung, mais, selon Deirdre Bair, « Il n'existe cependant aucun document prouvant son éventuelle adhésion » à ce mouvement, dont il a rencontré le chef de file chez le comte Hermann von Keyserling. D'ailleurs, en 1934, Jakob Wilhelm Hauer est exclu des rencontres d'Eranos et Jung cesse toute relation avec lui.

Pourtant, la polémique sur sa collaboration au régime nazi est lancée. C'est surtout un essai de 1918, De l'inconscient (Über das Unbewusste) qui donne du matériel aux critiques. Jung y soutient une différence d'inconscient entre les aryens et les juifs notamment qui permet de donner, après coup, un fondement scientifique à l'idéologie allemande. Néanmoins ses propos sont décontextualisés. Pour Jung en effet, les juifs n'ont pas à voir avec la question de l'identité nationale, n'ayant pas de patrie ; de plus « ils sont civilisés à un plus haut degré, mais ils ont un rapport moins aisé à ce quelque chose en l'homme qui touche à la terre, qui puise en elle des forces nouvelles, à ce côté terrien que l'homme germanique recèle en lui-même dans une dangereuse concentration ». En 1933 le président de l'époque de la Société médicale allemande générale de psychothérapie (Deutsches Institut für psychologische Forschung und Psychotherapie), Ernst Kretschmer doit démissionner parce qu'il est juif et qu'il refuse d'aider les nazis à subvertir la psychothérapie. Il devient du même coup rédacteur en chef de l'organe de cette association, la Zentralblatt für Psychotherapie und ihre Grenzgebiete édité par Hirzel à Leipzig. En 1933 et 1934 vingt-quatre des trente-six membres juifs de la Société se sont déjà exilés. Peu à peu, en Allemagne, la « science juive », c'est-à-dire la psychanalyse freudienne disparaît.

Le 21 juin 1933, Jung devient le nouveau vice-président de la Société médicale générale de psychothérapie, six mois après l'arrivée d'Hitler au pouvoir. À ce moment, et en dépit de l'accord unilatéral de Jung, le psychiatre suisse est considéré en Allemagne nazie comme « le chercheur germanique le plus important de la psychologie des profondeurs dans le monde aryen anglo-saxon », en raison de plusieurs communications et circulaires. Ainsi dans une lettre du 1e décembre 1934 jointe au Zentralblatt für Psychothérapie und ihre Grenzgebiete Jung invite les médecins à adhérer à titre personnel à la Société générale de psychothérapie. La même année, la polémique sur Jung nazi commence officiellement avec un article du psychanalyste Gustav Bally dans la Neue Zürcher Zeitung qui l'accuse de collusion avec le régime allemand et lui demande de préciser sa position vis-à-vis de ce qu'il nomme la « psychologie et psychothérapie de souche allemande ». Jung répond que l'alignement est obligatoire, compte-tenu du régime politique allemand. Dans l'éditorial de 1935, puis dans l'avant propos de l'éditeur, Jung explique que la psychologie médicale allemande doit demeurer exempte de tout dogmatisme. Par ailleurs, à la décharge de Jung, Cimbal voit d'immenses difficultés dans le ralliement de Jung au nazisme. Pendant cette période les conférences et articles de Jung sont cependant vite récupérés par le pouvoir nazi, l'opposant toujours à la « science juive » de Freud. En réalité, beaucoup de propos de Jung sont ambivalents. Jung se voit donc contraint, lors de plusieurs allocutions et surtout au cours de son « Intervention devant le Groupe suisse de la Société médicale générale et internationale de psychothérapie » de 1936 de préciser sa position. La psychothérapie ne peut être inféodée à une politique nationaliste.

Jung en 1923.« Pour quiconque a lu n'importe lequel de mes livres, il doit être évident que je n'ai jamais été sympathisant nazi, ni antisémite et aucune liste de citations fausses, de traductions erronées ou de déformations de ce que j'ai écrit ne saurait altérer le récit de mon point de vue authentique. ».

En 1936, en effet, et une fois le pouvoir nazi en place, la Société médicale générale de psychothérapie devint l'Institut Göring, fer de lance de la Neue Deutsch Seelenheilkunde, la nouvelle science psychothérapeutique officielle du régime. Dès lors, Jung refuse d'y adhérer mais Göring tente de le convaincre et y parvient, faisant croire au reste de la communauté qu'il approuve son rôle. En 1936, Jung donne donc sa démission mais, peu après, une manœuvre de Göring le fait revenir à la tête de la Société. Afin de se blanchir, Jung décide de publier ce qui est son essai le plus controversé : Wotan. Le dieu païen de la mythologie allemande Wotan représente selon lui Adolf Hitler qui déverse son agressivité sur le monde. Une rumeur non confirmée laisserait entendre que Jung aurait acheminé de l'argent pour que Freud puisse se réfugier à Londres, via l'entremise de Franz Riklin. Jung apprenant que Freud est en sécurité lui aurait envoyé un télégramme de sympathie. En 1939, Jung est reconduit dans sa fonction de l'Institut Göring. En effet Jung, bien que président de la Société médicale générale de psychothérapie est aussi « passeur de juifs » en exil. Dès la nuit de Cristal, le 9 novembre 1938, Jung use de son influence sur les services suisses de l'immigration, subvenant aux besoins financiers, pour faire sortir d'Allemagne des intellectuels juifs. C'est ainsi qu'il permet l'exil du Français Roland Cahen qui le traduira en français et de son amie Jolande Jacobi.

Plus tard lorsqu'il se justifie, Jung argue que l'acceptation du poste de vice-président de la Société médicale générale de psychothérapie est une tentative de sa part de sauver la psychanalyse allemande, « vouée à une totale disparition ». Jung se défend ainsi dans son Journal : « Je me suis trouvé confronté à un conflit moral. Devais-je, prudent et neutre, me retirer en sécurité de ce côté-ci de la frontière, vivre en toute innocence sans m'impliquer, ou devais-je - comme j'en étais bien conscient - risquer d'être attaqué, risquer l'inévitable incompréhension à laquelle n'échappe pas celui-qui, pour des raisons d'ordre supérieur, est entré en relation avec le pouvoir politique en Allemagne aujourd'hui ? ».

N'arrivant pas à proposer sa démission à cause des manœuvres administratives de Göring, Jung profite d'un entretien pour la revue américaine Heart's International Cosmopolitan de Yale pour élaborer un « Diagnostic des dictateurs ». Il y présente Hitler comme un psychopathe patent. Göring finit donc par accepter la démission de Jung le 12 juillet 1940. Dès lors, il est inscrit sur la « Schwarze Liste », la liste noire des auteurs dont les ouvrages étaient bannis d'Allemagne, puis sur la « liste Otto » pour la France occupée. Confiné dans son pays la Suisse, Jung est mobilisé à la frontière avec l'Allemagne, par crainte des autorités d'une invasion. Beaucoup de ses amis américains proposent de l'inviter aux États-Unis ou à Londres, mais Jung répond vouloir demeurer en Suisse : « Nous sommes enracinés dans notre terre suisse », explique-t-il. Colonel dans l'armée suisse, après l'appel du général Guisan pour défendre la nation, Jung devient médecin militaire à la frontière.

Jung, agent secret

C'est durant la Seconde Guerre mondiale que Jung est recruté sous le nom d'« agent 488 » au service des services secrets alliés. Il avait été approché dans ce but quelques années avant le début de la guerre par un diplomate en poste au Foreign Office, Ashton-Gwatkin, qui avait été très impressionné par l'analyse de son essai Wotan sur la psychologie des nazis. Jung communique avec le Foreign Office via un ami, Helton Godwin Baynes (surnommé « l'apprenti de Jung »), qui écrit un livre fondé sur l'essai de Jung : Germany Possessed publié en 1941. Baynes contribuera par la suite à la diffusion de la psychologie analytique au Royaume-Uni.

L'opinion de Jung sur les moyens à mettre en œuvre pour abattre Hitler est jugée digne d'intérêt par les Alliés car il préconise de diriger l'attention du dictateur vers l'URSS. Un autre agent, affilié aux Allemands complotant contre Hitler et dirigé par le général Walter Schellenberg, est le psychiatre Wilhelm Bitter (1893 - 1974). Ce dernier est désigné pour entrer régulièrement en contact avec Jung, en Suisse, mais à la découverte de la conjuration de Schellenberg, le réseau est démantelé. Des psychiatres jungiens américains comme Gerald Meyer et Mary Bancroft sont également employés par les services secrets pour établir le profil psychologique des dirigeants nazis. L'agent Dulles de l'Office of Strategic Services (« OSS ») rencontre Jung en 1943, célébrant le « mariage encore expérimental de l'espionnage et de la psychanalyse ». Selon leur diagnostic, Hitler devrait finir par se suicider. Son activité aux côtés des Alliés, montre une autre facette de la personnalité de Jung, celle d'un antinazi, facette qui est mise en avant par Dulles lorsque, prenant sa défense, il explique : « Le jugement qu'il portait sur eux [les chefs nazis] et sur leurs possibles réactions aux événements m'a réellement aidé à jauger la situation politique. Sa profonde antipathie pour ce que représentaient le nazisme et le fascisme est apparue clairement au cours de ces conversations ». Toutefois la nature ultra-confidentielle des activités de Jung comme agent secret n'a pas permis de verser ces éléments comme pièces à sa décharge dans le dossier de la polémique sur sa compromission avec le nazisme.

Par ailleurs, en 1945, le général Eisenhower, commandant suprême des forces alliées en Europe, étudie le point de vue de Jung sur la meilleure façon d'aider les civils allemands à accepter la défaite, afin de rétablir au plus vite l'économie de l'Allemagne, exsangue. En 1940, Mary Mellon fait paraître au Royaume-Uni les premières Annales des Journées d'Eranos, un recueil d'essais disparates intitulé The Integration of personnality. L'année suivante, Jung se rend aux journées d'Eranos qui commémorent les quatre cents ans de la mort de Paracelse, qu'il considère comme son égal du XVIe siècle, car confronté comme lui aux contradictions nées des mentalités de l'époque. Entre 1941 et 1954, Jung approfondit ses travaux sur l'alchimie et rédige son ouvrage majeur, point culminant de sa pensée : Mysterium Conjunctionis. En 1942 les psychanalystes jungiens suisses créent la Fondation Bollingen, du nom de la Tour de Bollingen, une résidence construite par Jung non loin de sa maison de Küsnacht et dans laquelle il travaille seul.

En 1944, l'université de Bâle crée pour lui une chaire de médecine psychologique dans laquelle il n'enseigne que deux ans. La même année en effet, Jung est victime d'une embolie pulmonaire qui l'affaiblit peu à peu. Plongé dans le coma, il fait l'expérience d'intenses événements mentaux fantasmatiques et oniriques. Une fois rétabli, il a la conviction qu'il lui faut désormais exploiter les notes collectées dans Le Livre rouge, en relation avec ce qu'il appelle dès lors « les visions de 1944 ». Ellenberger a qualifié cette expérience de « maladie créatrice », la rapprochant de la neurasthénie et de l'hystérie.

Après-guerre et dernières années

Après la guerre, Jung reçoit son septième titre honorifique de l'Université de Genève, remis par le psychologue Jean Piaget. Il publie ensuite un nouvel essai, Après la catastrophe (Nach der Katastrosphe) dans la Neue Schweizer Rundschau, dans lequel il s'interroge sur « le drame du génie allemand » et dans « le travail moral de reconstruction » d'après-guerre. C'est en 1945 que les accusations contre Jung commencent avec un article de S. S Feldman dans l’American Journal of Psychiatry (« Dr. CG Jung and National Socialism ») s'appuyant sur des citations hors contexte de Jung comme la très célèbre et très polémique phrase : « l'inconscient aryen a un potentiel plus important que celui des juifs » ou sur des références à la responsabilité de Jung dans la Seconde Guerre mondiale. En réponse, Jung et ses proches décident de publier un recueil des textes de la période incriminée pour replacer chaque citation dans son contexte. Un ouvrage rassemblant Wotan, La psychothérapie aujourd'hui et Après la catastrophe est constitué sous le nom d'Essais sur les événements contemporains (Aufsätze zur Zeitgeschichte), contre l'avis de Jolande Jacobi qui y voit un prétexte donné aux détracteurs, en plus d'être une tentative d'auto-justification vouée à la polémique à son tour.

En 1946, Ernest Harms fait son apologie dans un essai intitulé C. G. Jung, le défenseur de Freud et des juifs, contre les accusations d'Albert Parelhoff, dans son Dr. Carl G. Jung—Nazi Collaborationist, critique principal de Jung. Puis Philip Wylie publie An Essay on Morals (Un essai sur les mœurs) où il défend Jung. Ce dernier déclare en effet avoir été entièrement compris par Wylie. Cependant un autre scandale alimente la polémique. La Fondation Bollingen décerne en 1949 le prix Bollingen à Ezra Pound pour ses Cantos pisans. Or, pendant la guerre, Pound était considéré comme pro-fasciste italien. La visite de Winston Churchill en Suisse en 1946, qui rencontre Jung lors d'un banquet, n'atténue en rien la controverse. La même année le psychiatre apprend par l'intermédiaire de Jolande Jacobi que le FBI l'espionne depuis 1940 et a constitué un dossier intitulé « Carl Jung, objet : activités subversives ». Il est en effet soupçonné, via ses amies américaines, d'espionner les États-Unis pour le compte des nazis.

En 1947, Jung, après deux infarctus, décide de faire la synthèse de toutes ses recherches sur l'inconscient. Il a en effet déjà publié en 1946 La Psychologie du transfert qui est à l'origine une partie distincte du Mysterium Conjunctionis. En 1947 est publié un ouvrage monumental, par la somme de matériel qu'il recueille, Psychologie et alchimie. En 1951 l'essai Aïon, études sur la phénoménologie du Soi. En 1952, il publie le célèbre et très controversé Réponse à Job, écrit à partir des éléments des journées d'Eranos intitulées « Une approche psychologique du dogme de la Trinité ». Il y explore le concept du mal considéré comme une simple « privatio boni ». Dès lors, Jung diminue considérablement ses activités de thérapeute, se consacrant à ses recherches avec Marie-Louise von Franz sur les « grands rêves » et les archétypes.

En 1948, l'Institut C. G. Jung ouvre ses portes et accueille une trentaine d'élèves. Jung y joue un rôle actif jusqu'en 1950. Lors de son discours inaugural le 24 avril 1948 il prévoit de fructueux rapprochements entre la physique et la psychologie. Travaillant en effet à cette époque avec le physicien Wolfgang Pauli sur un recueil intitulé L'interprétation de la nature et de la psyché, Jung y examine les phénomènes extra-sensoriels, étudiés notamment aux États-Unis à la même époque par Joseph Banks Rhine. À l'Institut c'est aussi le début de ce que certains comme Richard Noll ont appelé le « culte de Jung », une fascination pour le créateur de la psychologie analytique. Hans Trüb, un de ses anciens amis, s'oppose également à ce moment à sa théorie du Soi. Critiquant Jung quant à l'identification qu'il faisait du Soi à Dieu, Trüb se rattache dès lors à la théorie mise au point par le Suisse Dumeng Bezzola, la « psychosynthèse ». Jung se lie d'amitié au père dominicain Victor White, spécialiste de Saint Thomas d'Aquin. White est attiré par la théorie jungienne et veut créer un pont entre foi chrétienne et psychologie. Néanmoins les deux hommes se quittent sur la polémique de la « privatio boni » née de Réponse à Job.

Jung donne sa dernière conférence aux journées d'Eranos en 1951, évoquant son nouveau concept, celui de « synchronicité », esquissé dans son essai Aïon. Il souhaite dorénavant expérimenter la notion et réunit pour cela un groupe de proches en se fondant sur le Tarot de Marseille et sur l'astrologie. Avec son ami le physicien Wolfgang Pauli, il donne ainsi deux conférences relatives au concept de synchronicité, intitulées « l'influence des représentations archétypiques sur la formation des théories scientifiques de Kepler », prononcées en 1948. Jung travaille également avec Károly Kerényi, spécialiste hongrois de la mythologie, à propos de l'archétype du Fripon divin. De leur collaboration naît Introduction à l'essence de la mythologie en 1968.

La Tour de Bollingen, sur la rive septentrionale du lac de Zurich construite par Jung dès 1922, et qui constitue son refuge pour écrire.

En 1953, Toni Wolff décède, ce qui cause un grand choc à Jung. Par ailleurs sa femme Emma Jung, atteinte d'un cancer meurt en novembre 1955. Jung se passionne dès lors pour le phénomène des soucoupes volantes et publie Un mythe moderne qui connaît un fort retentissement. En 1956, il publie le tome 2 de son œuvre majeure, le Mysterium Conjunctionis.

Dans le monde émergent alors les futurs successeurs de Jung dans l'entreprise de la psychologie analytique : l'économiste et sociologue suisse Eugen Böhler, auteur du Futur comme problème de l’homme moderne en 1966 applique la théorie jungienne à l'économie ; en Angleterre Anthony Storr et Anthony Stevens diffusent ses thèses. En France, Henry Corbin, Gilles Quispel et Elie Humbert défendent son œuvre face à la prédominance du freudisme. Jung compte même des partisans en URSS, à travers la théorie de la socionique.

Vers 1956, des amis et proches de Jung le sollicitent pour qu'il écrive son autobiographie. Plusieurs tentatives ont lieu mais finalement cela aboutit au livre Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées rédigé par Aniella Jaffé, sa secrétaire d'alors. C'est surtout Kurt Wolff, l'un des fondateurs de la Fondation Bollingen et son responsable éditorialiste qui convainc Jung de réaliser une autobiographie en dépit de ses réticences. Jung opte dans un second temps pour une biographie sous forme d'entretiens spontanés intitulée Souvenirs improvisés. Les séances ont lieu chaque jour dans l'année 1957, mais le 10 janvier 1958, Aniella Jaffé annonce à Kurt Wolff que Jung désire écrire lui-même sa biographie. Après avoir consulté ses proches, Jung décide de ne pas évoquer la période controversée de la guerre dans cette autobiographie.

En 1961, Jung parvient malgré les maladies à répétition à terminer un dernier ouvrage : Essai d'exploration de l'inconscient, publié dans le recueil L'Homme et ses symboles, né de l'interview accordée à John Freeman en 1959 pour la BBC. Jung confie à Marie-Louise Von Franz la poursuite de son travail (elle publie le tome 3 de Mysterium conjunctionis consacré au traité alchimique Aurora Consurgens), notamment sur le processus d'individuation, et la responsabilité de ses titres édités. Jung continue à travailler sur son autobiographie jusqu'à sa mort, luttant contre la dégénérescence et les troubles de mémoire. Il lit également les écrits de Pierre Teilhard de Chardin. Il fait, au crépuscule de sa vie, deux rêves interprétés par ses proches analystes comme des rêves dévoilant que l'« homme de Bollingen » est parvenu à l'unité et à la totalité. En mai, Jung est touché par une attaque cardiaque qui le prive de la parole. Il la recouvre quelques heures avant la mort, assez pour parler à son fils Hans, puis il meurt paisiblement le 6 juin 1961 à l'âge de 86 ans dans sa maison près du lac de Zurich à Bollingen, en Suisse alémanique, maison dont il avait lui-même fait les plans afin de se ressourcer et d'être en communication avec son « soi ». Sa famille fait confectionner deux moulages de son visage mortuaire.

À la nouvelle de sa mort, les hommages internationaux se multiplient parmi lesquels celui de Jawaharlal Nehru. Lors de la cérémonie commémorative, l'analyste jungien Edward F. Edinger (1922 - 1998), qui est le dernier à intervenir, conclut son discours par un appel solennel : « Jung n'est plus, mais les retombées de son génie ne font que commencer ».

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