Le roman biopunk hérite des caractéristiques combinées de ses deux parents Cyber et Postcyber. Technologie étouffante, guerre des corporations, jungle urbaine, monstruosités humanoïdes, tout ceci est présent dans le futur biopunk ; l’idéalisme des premiers hackers, leur soif libertaire devenue auxiliaire de survie, s’est cependant estompé au profit d’un sens du compromis pragmatique. De même que certains pirates du software pouvaient vendre leurs services au plus offrant, le héros biopunk est souvent lié, bon gré mal gré, avec de riches et puissants acteurs économiques. La science n’ayant pas de vocation humaniste, le romantisme libertaire pèse peu devant la nécessité de survivre. Ce personnage-type est donc bien relativement solitaire, marginal, et scientifiquement surdoué, mais son côté sans foi ni loi l’amène généralement à ignorer l’odeur de l’argent, et à s’accommoder du monde qui est le sien, sans penser à le rendre meilleur.
Le récit est assez long, et l’intrigue se déploie, de façon inégalement passionnante, dans beaucoup de directions, mobilisant un nombre toujours plus grands de protagonistes et de communautés aux relations complexes et instables. L’essentiel est ailleurs, dans cette omniprésence de l’ingénierie génétique, de ses réalisations les plus visiblement réussies comme de ses conséquences les plus morbides. L’incessant lâcher dans la nature de nouveaux organismes au génotype trafiqué rend précaire tous les équilibres, et menace chaque humain d’une contagion virale plus ou moins mortelle, et plus ou moins psycho-active. La « Croisade » réunit ainsi les hommes et les femmes infectées par un « mémogène » religieux, les poussant tous à prendre la route à la recherche de Féerie. Dans ce monde déréglé, chaotique, où la piraterie génétique généralisée enfante un univers rarement rassurant, Alex le bio-hacker trace sa route, poursuivant la femme qui l’a envoûté, et cherchant un milieu sain entre des humains à la déroute et des fées irresponsables. Armé de ses seules compétences de génie des biotech, et d’un bon réseau de compagnons excentriques, il tente de tirer son épingle du jeu, et d’incarner l’outsider venu déjouer les plans des uns et des autres.
Féerie, pour certains, est au Biopunk ce que Neuromancien est au Cyberpunk : la description d’un univers de référence, avec son style, ses détails caractéristiques, et sa mythologie. La comparaison est peut-être excessive ; Féerie n’a pas la force du roman de Gibson, qui a placé la barre assez haut. Neuromancien reste une œuvre majeure pour trois raisons, qui manquent à Féerie : premièrement, l’effet de nouveauté, le caractère séminal de l’œuvre, la méthode inédite d’élaboration convaincante d’un univers, dont Féerie hérite mais qu’elle ne réinvente pas ; deuxièmement, la géniale anticipation du réseau informatique mondial, qui ne trouve aucun équivalent dans Féerie ; troisièmement, enfin, le fait que Gibson s’inscrive dans une tradition littéraire qui excède la science-fiction, privilégie la recherche formelle, et se pose en héritier de romanciers comme Thomas Pynchon ou Don DeLillo – démarche totalement étrangère à McAuley, dont le style reste celui d’une science-fiction « classique ». Reste que Féerie est un thriller futuriste des plus crédibles, un des premiers à mettre à ce point en avant les biotechnologies.
À travers cette hiérarchisation des sciences, qui ne procède d’aucun parti pris méthodologique ou ontologique, mais esthétique, Di Filippo met en avant le « niveau de réalité » biologique, celui dans lequel s’exprime la puissance vitale, créatrice, de notre chaîne d’ADN, contre la mécanique froide des ordinateurs. Il célèbre le charnel, l’organique, l’impératif aveugle du corps, la faim, le sexe, contre le calcul, considérant que « l’intellectualité nous a mené aussi loin qu’elle le pouvait. » Le Ribofunk a ceci de « Postcyber » qu’il privilégie les ambiances chaudes, sensuelles, vitales, contre l’aspect glacial de la matière inerte robotisée.
Les nouvelles de Di Filippo participant de son projet « Ribofunk » ne sont pas disponibles en français. L’auteur reconnaît toutefois avoir eu des prédécesseurs, dont les textes nous sont accessibles, notamment La musique du sang de Greg Bear, et La Schismatrice de Bruce Sterling dont la dernière partie, « Evolution en clades », est un vrai hymne à la créativité génétique et à la spéciation.