Inégalités de Bell - Définition

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États intriqués

Les inégalités de Bell (du nom de leur auteur : John Stewart Bell) sont les relations que doivent respecter les mesures sur des états intriqués dans l'hypothèse d'une théorie déterministe locale à variables cachées.

Deux particules sont dites dans un état intriqué lorsque l'état des deux particules n'est pas factorisable en un produit tensoriel de deux états à une particule, voir à ce sujet l'article Intrication quantique. Cela peut être obtenu par exemple lorsqu'une particule se scinde en deux particules identiques. Les lois de conservation conduisent à des valeurs identiques ou strictement opposées des propriétés de ces deux particules tels que l'impulsion ou le moment angulaire (l'état de spin).

Ce type de situation est décrit dans le paradoxe EPR.

Lorsque l'on effectue la même mesure sur les deux particules, par exemple la mesure du spin dans une direction donnée, on obtient le même résultat.

Classiquement cela est tout à fait normal puisque ces deux particules sont identiques. Mais du point de vue de la mécanique quantique cela peut sembler paradoxal puisque les résultats des mesures sont probabilistes. Ainsi, une particule dans un état non polarisé peut être mesurée avec un spin vertical ou horizontal avec une chance sur deux. Et des mesures successives sur des particules dans le même état donneront des résultats différents. Tandis qu'ici, sur les deux particules intriquées on obtient le même résultat.

En fait, cela n'est pas en contradiction avec la mécanique quantique car il faut bien s'entendre sur la signification du terme "même état". Dans le cas de particules successives indépendantes, il s'agit plutôt d'états semblables. Tandis que dans le cas de deux particules intriquées il s'agit d'un seul et même état décrivant les deux particules.

Dans le cas de deux particules indépendantes, on décrira l'état comme :

\left| 1,2 \right\rangle = \left| 1 \right\rangle + \left| 2 \right\rangle

Tandis que dans le cas intriqué une telle décomposition n'est pas possible.

Les différentes possibilités

Le résultat d'une mesure n'est pas totalement inscrit dans l'état de la particule puisque les résultats ont une nature probabiliste. Toutefois la mesure sur les deux particules donne bien le même résultat. Quelle est la nature du lien garantissant le fait que le résultat sera le même ? Plusieurs hypothèses sont possibles.

Théories non locales

Dans ce cas on émet l'hypothèse qu'un signal instantané (de nature inconnue) permet à une particule d'être informée du résultat d'une mesure sur l'autre particule.

Variables cachées

L'hypothèse précédente a l'inconvénient d'être en désaccord avec la relativité restreinte. De plus, le comportement probabiliste de la mécanique quantique peut être perçu comme une anomalie de cette théorie. Une solution consiste à émettre l'hypothèse que la description quantique de l'état est incomplète. Il existerait des variables cachées qui déterminent de manière univoque le résultat d'une mesure. Comme dans un raisonnement classique, ce n'est que l'ignorance de la valeur exacte de ces variables qui donne un comportement probabiliste. Le lien entre les particules intriquées devient superflu car le fait qu'elles soient totalement identiques garantit que leurs variables cachées ont même valeur et donc que les mesures donnent même résultat.

Les inégalités de Bell modélisent la statistique des corrélations associées à ce type de théories. Leur violation montrent donc que l'intrication ne peut être décrite par une théorie locale à variables cachées.

Mécanique quantique

La troisième possibilité est d'admettre la mécanique quantique telle qu'elle est. De dire que les mesures sont réellement probabilistes et les états intriqués correctement décrits par la mécanique quantique. Cela peut poser de gros problèmes d'interprétations qui ne sont d'ailleurs pas entièrement résolus à notre époque. La nature du "lien" entre les deux particules reste assez difficile à saisir (voir Conclusions).

Multivers (théorie d'Everett)

Selon cette théorie, il n'est pas besoin de faire appel à des variables cachées ni à une transmission d'information d'état d'une particule vers une autre : tous les couples d'états valides, pour les deux particules, existent simultanément dans des réalités parallèles. Le fait pour un observateur d'effectuer une mesure le fait entrer dans une des ces réalités, lui donnant l'impression que l'état des deux particules est affecté simultanément malgré la distance qui les sépare.[1] Cette solution entre dans la catégorie "théorie à variables cachées non-locales", la variable cachée étant "dans quelle branche d'univers sommes nous ?".

Inégalités de Bell

Les mesures ne sont pas nécessairement identiques sur les deux particules. Par exemple, on peut mesurer le spin d'une des particules selon un certain angle et le spin de l'autre particule selon un autre angle.

Les résultats des mesures sont probabilistes. Par exemple, la mesure du spin à l'aide d'un polariseur donne un résultat tout ou rien. Ce que l'on obtiendra alors dans les deux mesures sont des résultats de coïncidences : les deux mesures donnent un résultat identique ou non. Un grand nombre de mesures successives (sur un grand nombre de paires de particules) permet alors de calculer la corrélation entre ces mesures de spin sous des angles différents.

Si l'on se place dans l'hypothèse des théories locales déterministes à variables cachées, les inégalités de Bell donnent des relations auxquelles ces corrélations doivent obéir.

Nous allons démontrer ces inégalités dans un cas un peu plus simple que celui d'un angle quelconque afin de bien montrer l'origine du raisonnement.

Soit deux particules α et β dont le spin a trois composantes A, B et C. Les composantes peuvent prendre deux valeurs + et -. Pour chaque composante, nous noterons les valeurs A + , B , etc. Les deux particules ont des spins opposés. Lorsque α a la composante A + , alors β a la composante A , etc.

On mesure des paires de valeurs AB, AC et BC sur les deux particules. Le résultat des mesures est désigné par A + C , etc.

Si l'état des particules est déterministe, décrit par des variables cachées, alors chaque particule a un spin parfaitement déterminé avec des composantes A, B et C précises. Même si les variables cachées ne sont pas connues avec exactitude, et donc le spin, il n'empêche que cette valeur précise existe.

Soit un ensemble de particules dans un état de spin donné pris dans un ensemble plus vaste, quelconque, de particules dans tous les états possibles. Par exemple \left\langle A^+B^+ \right\rangle est l'ensemble des particules avec ces composantes, \left\langle A^+B^+C^+ \right\rangle l'ensemble des particules avec ces composantes,...

Alors nous aurons :

\left\langle A^+C^+\right\rangle = \left\langle A^+B^+C^+\right\rangle\cup\left\langle A^+B^-C^+\right\rangle

et

\left\langle B^+C^+\right\rangle = \left\langle A^+B^+C^+\right\rangle\cup\left\langle A^-B^+C^+\right\rangle

Ces relations découlent tout simplement de la théorie des ensembles.

Donc :

\left\langle A^+B^+\right\rangle\subset\left\langle A^+C^-\right\rangle\cup\left\langle B^+C^+\right\rangle

Si N\left( A^+B^+\right) désigne le nombre de particules dans cet état, alors :

N\left( A^+B^+\right) \le N\left( A^+C^-\right) + N\left( B^+C^+\right)

Maintenant, nous effectuons nos mesures sur deux particules de spins opposés et ces particules sont émises sous forme d'un flux de particules de spins quelconques. Nous en déduisons que :

P\left( A^+B^+\right) \le P\left( A^+C^-\right) + P\left( B^+C^+\right)

P\left(A^+B^+\right) est la probabilité de mesurer A + sur l'une des particules et B + sur l'autre.

C'est un exemple d'inégalité de Bell.

Dans le cas de la mesure du spin selon un angle quelconque, on n'utilise que deux composantes du spin et l'angle entre les composantes. Le calcul est un peu plus compliqué mais semblable. Le résultat est :

\left| C\left(\alpha,\beta\right) - C\left(\alpha,\gamma\right)\right| \le 1 + C\left(\beta,\gamma\right)

α, β et γ sont des angles donnés aux polariseurs et C\left(\alpha,\beta\right) est la fonction de corrélation pour ces deux angles (la corrélation peut être négative).

La mécanique quantique

Dans le cas de la mécanique quantique, si l'angle entre les deux polariseurs est α et β, alors le calcul (identique à la probabilité de mesurer le spin selon l'angle α alors que l'on sait que le spin a été mesuré selon l'angle β) donne :

P\left(\alpha,\beta\right) = cos^2\left(\alpha-\beta\right)

Comme on mesure des coïncidences, la fonction de corrélation est alors donnée par :

C\left(\alpha,\beta\right) = 2 cos^2\left(\alpha-\beta\right) - 1

On voit que les inégalités de Bell sont violées pour, par exemple, des angles égaux à \alpha=0^\circ, \beta=25^\circ et \gamma=115^\circ.

L'expérience (par exemple celle d'Alain Aspect) a largement confirmé ces résultats.

Conclusions

Comme les inégalités de Bell sont expérimentalement violées, cela signifie qu'il est impossible de construire une théorie locale déterministe à variables cachées rendant compte des résultats expérimentaux.

Cela n'interdit pas la construction de théories déterministes non locales à variables cachées bien que le fait que la mécanique quantique n'ait jamais été mise en défaut semble rendre inutile une telle recherche. D'autant qu'une théorie explicitement non locale (signaux instantanés) est en contradiction avec la relativité restreinte et il est intéressant de signaler que la relativité restreinte et la mécanique quantique se marient très bien. D'autres résultats comme le théorème de Kochen-Specker renforcent cette attitude.

Il reste que la mécanique quantique est curieuse car elle implique manifestement un lien entre les deux particules. Lien qui n'est pas explicite dans des variables internes dont nous ignorerions l'existence. Ce lien est parfois qualifié "d'instantané" bien que ce terme soit impropre puisqu'il ne s'agit pas d'un transfert d'information. On montre d'ailleurs de manière générale que l'intrication quantique ne permet pas de transférer de l'information entre les deux particules par quelque dispositif de mesure que ce soit[2] .

Dans le cas qui nous préoccupe, c'est même assez évident puisque le résultat d'une mesure sur une particule individuelle est totalement aléatoire. Si le fait de mesurer une particule induit le résultat sur l'autre particule, le résultat sur cette deuxième particule n'en reste pas moins aléatoire puisque la mesure sur la première l'est également. Ce n'est qu'en comparant les résultats des deux mesures que l'on pourra constater une corrélation et donc un lien (l'intrication). Et cette comparaison ne pourra se faire que via un canal classique de transfert d'informations.

L'absence de transfert d'information quantique n'empêche pas l'exploitation de cet effet par exemple dans la cryptographie quantique. L'absence de variables cachées et la possibilité d'exploiter l'intrication montre donc que ce lien est effectif. L'existence d'un lien non local sans transfert de signal (respectant donc la localité relativiste) est totalement sans équivalent classique ce qui la rend assez mystérieuse[3].

Une partie des difficultés à comprendre la nature du phénomène est sans doute liée à notre intuition profondément classique. Il est très difficile de raisonner autrement qu'en termes de "deux" particules comme si c'était des entités séparées avec un certain lien entre elles. Alors que l'intrication montre clairement que les particules ne sont pas séparables. On devrait donc plutôt raisonner comme si c'était une paire de particules. Le mot "paire" étant pris dans le sens : "un et un seul objet". Cela rend l'effet moins problématique mais pas moins mystérieux car on remplace seulement la notion de "lien non local" par celle "d'objet non local". citation nécessaire

Notons que cette vision séparatiste donnant l'impression d'un lien instantané est fortement consolidée par l'interprétation de Copenhague de la mécanique quantique. Même si ce n'est pas la seule, c'est l'interprétation la plus répandue et la plus naturelle en ce qu'elle est une image directe du comportement probabiliste des mesures expérimentales.

Dans le cadre de cette interprétation, la mesure sur une particule "réduit" sa fonction d'onde qui ne prend alors plus qu'une seule valeur possible : celle mesurée. Comme les particules sont intriquées, l'autre particule voit également sa fonction d'onde réduite instantanément.

Mais la mécanique quantique n'a pas nécessairement besoin d'une telle interprétation. Celle-ci n'a d'usage que pratique. Et les difficultés (voir par exemple le chat de Schrödinger) de l'interprétation de Copenhague montrent que cette réduction ne doit pas être nécessairement vue comme un processus physique effectif. Le fait qu'elle soit instantanée est alors troublant mais n'est plus un problème physique. citation nécessaire

Quoi qu'il en soit, le problème de l'interprétation de la violation des inégalités de Bell, de l'intrication et de la mécanique quantique en général est un problème difficile et le débat reste ouvert.

Bibliographie

Travaux originaux

  • J. S. Bell, On the Einstein Podolsky Rosen Paradox, Physics 1 (1964), 195.
  • J. S. Bell, On the problem of hidden variables in quantum mechanics, Review of Modern Physics 38 (1966), 447.
  • J. S. Bell, Introduction to the hidden variable question, Proceedings of the International School of Physics Enrico Fermi, Course IL, Foundations of Quantum Mechanics (1971), 171-181.
  • J. S. Bell, Speakable and Unspeakable in Quantum Mechanics, Cambridge University Press (1987), ISBN
  • M. Bell, K. Gottfried & M. Veltman ; John S Bell on the foundations of quantum mechanics, World Scientific (2001), ISBN 981-02-4688-9.

Autres références

  • Banesh Hoffmann, Michel Paty, L'étrange histoire des quanta, Editions du seuil, 1981.
  • Alain Aspect ; Quelques tests expérimentaux des fondements de la mécanique quantique (en optique), Qu'est-ce que l'Univers ?, Vol. 4 de l'Université de Tous les Savoirs (sous la direction d'Yves Michaux), Odile Jacob (2001), ISBN 2-7381-0917-9, pp. 589. Dualité onde-corpuscule, intrication quantique & paradoxe EPR expliqués par un professeur d'optique à l'Université de Paris-Sud (Orsay), auteur en 1982 d'une remarquable expérience testant les inégalités de Bell des corrélations EPR (expérience en faveur des prédictions de la mécanique quantique. Cette expérience fût améliorée en 1998 par Anton Zeilinger et ses collaborateurs de l'Université d'Innsbrück, Autriche).
  • Alain Aspect ; Bell's Theorem : The naive view of an experimentalist, conférence en mémoire de John Bell (Vienne, Décembre 2000). Publié dans : R. A. Bertlmann et A. Zeilinger (eds.) ; Quantum [un]speakables - From Bell to quantum information, Springer (2002). Texte complet disponible sur l'ArXiv : quant-ph/0402001.
  • R. Jackiw, A. Shimony ; The depth and breadth of John Bell's physics, Phys.Perspect. 4 (2004) 78-116. Texte complet disponible sur l'ArXiv : physics/0105046.
  • Asher Peres ; All the Bell inequalities, Foundations of Physics 29 (1999) 589-614. Texte complet disponible sur l'ArXiv : quant-ph/9807017.
  • H. M. Wiseman ; From Einstein's theorem to Bell's theorem: a history of quantum nonlocality, Contemporary Physics 47, 79-88 (2006) ; texte complet disponible sur l'ArXiv : quant-ph/0509061 (Septembre 2005).
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