Dans les tissus épithéliaux, qui forment notamment les "revêtements" de l'organisme, peau et muqueuses, les cellules se divisent généralement dans le sens de leur longueur, selon la règle de Hertwig, définie il y a plus de 130 ans. Pour comprendre les mécanismes contrôlant l'orientation des divisions, il est donc nécessaire d'expliquer comment une cellule peut mesurer sa forme au sein d'un tissu. L'équipe de Yohanns Bellaïche du laboratoire Génétique et biologie du développement à l'Institut Curie, démontre que les jonctions tri-cellulaires, qui sont les points de contact où se touchent trois cellules, jouent un rôle de capteur et de mémoire de forme. Ces travaux qui permettent de mieux comprendre les mécanismes qui régissent la prolifération et la morphogenèse des tissus, sont publiés dans la revue Nature.
Le développement et le fonctionnement de tout organisme multicellulaire repose sur l'organisation correcte des cellules et l'intégrité de leur génome. Ainsi à chaque division, jusqu'à 20 millions par jour chez l'homme, la cellule doit correctement orienter sa division pour à la fois contrôler l'organisation des tissus et ségréger avec la plus grande fidélité le génome dupliqué dans chacune de ses cellules-filles, évitant ainsi des pathologies graves telles que le cancer ou le vieillissement précoce. S'orienter et ségréger le génome sont donc deux propriétés fondamentales de la division cellulaire connues depuis fort longtemps. Toutefois, les études indépendantes de ces deux propriétés fondamentales dans les tissus épithéliaux soulèvent un paradoxe.
L'orientation des divisions suit de manière générale une règle universelle: la règle de Hertwig, découverte il y a plus de 130 ans. Cette règle spécifie que les cellules tendent à orienter leur division le long du grand axe de la forme de la cellule avant la division. Découverte par Oscar Hertwig sur des embryons d'oursin, cette loi a été validée dans de très nombreux tissus animaux et sous-tend de très nombreux comportements collectifs des tissus au cours de la vie. La deuxième règle conservée de la division cellulaire est l'arrondissement des cellules au cours de la division. Cet arrondissement conduit à une perte de forme nécessaire pour que chaque chromosome soit ancré au fuseau mitotique, assurant ainsi la ségrégation correcte du matériel génétique dans chaque cellule fille. Les travaux de l'équipe de Yohanns Bellaïche visent à comprendre les mécanismes faisant coexister ces deux règles fondamentales de la division cellulaire. En d'autres termes, à identifier les mécanismes moléculaires permettant à une cellule épithéliale de mesurer sa forme avant la division et de garder une trace de cette information lors de son arrondissement pendant la division.
En combinant imagerie "time-lapse", nano-ablation laser et modélisation physique, les chercheurs ont démontré que des structures fondamentales des tissus jouent un rôle de capteur et de mémoire de forme au cours du cycle cellulaire. Ces structures sont les jonctions tri-cellulaires, les points de contact où se touchent trois cellules. Jusqu'à présent, ces structures avaient été étudiées pour leur rôle de maintien de la barrière épithéliale, prévenant les fuites au travers des tissus épithéliaux. L'équipe démontre que ces structures jouent un autre rôle clé en localisant des moteurs moléculaires qui tirent sur le fuseau mitotique et l'oriente donc de manière à satisfaire la règle de Hertwig bien que la cellule s'arrondisse au cours de la division. Des études récentes montrent que de nombreuses molécules sont localisées aux jonctions tri-cellulaires, tels que des régulateurs du cytosquelette et de l'adhérence ainsi que des protéines contrôlant des gènes "suppresseurs de tumeurs". Les jonctions cellulaires pourraient ainsi jouer un rôle bien plus général de capteur de forme cellulaire intrinsèque permettant de coordonner géométrie et activité cellulaire, assurant ainsi le développement et l'homéostasie des tissus.